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des grands, dit César, beaucoup d’hommes se soumettent à la servitude entre les mains d’un de ces grands; celui-ci se fait leur défenseur, mais il a aussi sur eux toute l’autorité qu’un maître a sur des esclaves. »

Cette subordination ne déshonorait pas; l’homme qui s’y soumettait ne perdait rien de sa valeur propre ni de sa dignité personnelle : aussi César ne dit-il pas qu’il devînt précisément esclave; il l’appelle ordinairement du nom de client; Diodore l’appelle un serviteur libre. Cet homme restait en effet vis-à-vis de la société un homme libre, en même temps que vis-à-vis de son patron il devenait un serviteur. Moralement enchaîné à sa personne, il lui devait non-seulement le respect et l’obéissance, mais la fidélité et même le dévoûment. Un contrat d’une étrange puissance l’attachait à son chef. Nourri par lui, vivant avec lui, il partageait sa bonne et sa mauvaise fortune, et il était inséparable de lui dans la vie et dans la mort. Au combat, il devait défendre l’existence de son patron sans songer à la sienne. Une sorte de religion lui interdisait de lui survivre, et les Gaulois disaient à César qu’il n’y avait pas d’exemple qu’un de ces hommes eût refusé de mourir avec celui à qui il « avait voué sa vie. »

Quelques historiens modernes ont supposé qu’un sentiment moral d’une exquise délicatesse, une sorte de point d’honneur chevaleresque inspirait ces dévoûmens. Il nous semble qu’il y a là une illusion. Le désintéressement et le sacrifice étaient choses aussi exceptionnelles dans les anciennes sociétés que dans les nôtres. La fidélité et le dévoûment dont il s’agit ici n’étaient que la conséquence d’un contrat librement débattu entre deux hommes qui avaient besoin l’un de l’autre. L’homme pauvre ou faible avait besoin de nourriture, de vêtemens, de terre, de protection. De son côté, l’homme riche ou puissant qui voulait augmenter sa richesse ou satisfaire ses ambitions avait besoin de grouper autour de lui une troupe de serviteurs ou de soldats. Entre ces deux hommes, une convention en bonne forme était conclue; un serment religieux, plus fort qu’un acte écrit, la sanctionnait. L’un s’engageait à donner protection, nourriture ou terre; l’autre s’engageait à donner foi, service et dévoûment[1].

Par le patronage, l’homme cessait d’être le citoyen d’un état pour devenir a le fidèle » d’un homme ou « son dévoué. » Il n’avait plus aucune relation légale avec la cité. Il ne lui donnait rien, il ne lui demandait rien. Il ne connaissait plus ni impôts publics ni service

  1. César, Guerre des Gaules, III, 22; VI, 15; VI, 19; VII, 40. — Polybe, II, 17. — Diodore de Sicile, V, 29.