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surtout qu’on reconnaît que les bylines ont été faites par le peuple et pour le peuple. Les chansons de gestes françaises ont un caractère et une origine beaucoup plus aristocratiques., La naissance rustique d’IIia n’est point, dans les poésies russes, un trait isolé et accidentel. Dans une cantilène qui ne se rattache qu’imparfaitement au cycle de Vladimir, Volga, le fort guerrier, chevauche avec sa bande héroïque, sa droujina intrépide, et va de pays en pays, comme un vrai prince varègue, pour recueillir le tribut des villes slaves. Soudain il entend dans la campagne le bruit d’une charrue; il entend crier les membrures de bois, sonner contre les pierres le soc d’acier. Volga et ses hommes se dirigent vers le laboureur, mais ils marchent toute une journée sans l’apercevoir. Et toujours retentissait le bruit de la charrue fantastique et le choc de l’acier sur les pierres du sillon. Volga chevauche une seconde journée sans apercevoir personne. Au matin seulement de la troisième journée, il rencontre enfin Mikoula le laboureur, Mikoula Sélianinovitch (le fils du villageois), qui de sa puissante charrue trace les raies profondes, arrache les souches, soulève des rocs. Volga le salue et engage conversation avec lui. Mikoula lui raconte qu’un jour, comme il se rendait à la ville voisine, les gens de là-bas ont osé lui réclamer un péage; mais c’est avec son bâton qu’il les a payés, et alors « ceux qui étaient debout se sont assis et ceux qui étaient assis se sont couchés pour toujours. » Émerveillé de ce récit, Volga engage le paysan à entrer dans sa droujina. Mikoula y consent, mais à une condition : c’est qu’on arrachera le soc du sillon pour le jeter dans un buisson. Volga envoie un de ses hommes; mais ce guerrier robuste ne peut même imprimer un mouvement à la charrue. Le chef varègue envoie cinq autres braves : ils ne peuvent à eux tous en venir à bout. Volga envoie dix hommes, puis toute sa droujina : ils ne sont pas plus heureux. Il descend lui-même de cheval, met les deux bras à la besogne et se reconnaît vaincu. Le laboureur s’approche alors, et d’une seule main arrache la charrue, la lance jusque dans les nuages, d’où elle retombe sur un buisson de cytise. La bande militaire part avec sa nouvelle recrue, Mikoula est monté sur son cheval de paysan ; mais quel cheval ! Aucun des coursiers de guerre ne peut le suivre. — Voilà sous quels traits imposans le peuple russe s’est représenté le héros rustique, le héros slave par excellence, en opposition au héros d’aventures, au héros varègue Volga, fils de Sviatoslaf. Dans l’épopée germanique, Thor, le patron des travailleurs, est constamment primé par Odin, le guerrier : c’est tout le contraire dans l’épopée slave; mais sous le paysan épique se cache évidemment une divinité. Peut-être Mikoula est-il ce prince Kola (Kola-xaïs, le prince de la charrue) dont nous parle Hérodote. Suivant l’historien grec, Kola-xaïs était