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MAXIME
RECIT DE MŒURS CREOLES.


I.

En 185..., au théâtre principal de la Nouvelle-Orléans, une grande cantatrice venue d’Europe chantait Lucia. La foule s’écrasait sous le péristyle ; dans le faisceau de loges appelé la Corbeille, les éventails jouaient comme ils ne jouent qu’en Louisiane, avec cette grâce expressive qui est une silencieuse flirtation. Tel est pourtant le prestige du talent que les hommes écoutaient sans se laisser distraire. Le rideau tomba au milieu d’une tempête de bravos, d’une pluie de bouquets; pendant quelques secondes, on n’entendit que ce frémissement confus dont l’air est rempli aux heures d’émotion puissante, puis la mobilité créole reprit le dessus; cette extase générale se dissipa soudain, mise en fuite par des impressions nouvelles. Un grand mouvement eut lieu à l’orchestre et au balcon; les loges s’ouvrirent, les visiteurs se présentèrent, l’échange de madrigaux et d’œillades commença d’autant plus vif qu’il ne devait durer que l’espace d’un entr’acte. Tandis que la nuée des élégans s’abattait aux premières loges, qu’un cercle d’adorateurs se formait autour de chaque étoile à la mode, des groupes tout aussi empressés envahissaient la seconde galerie. Là, d’autres femmes, non moins belles, non moins parées, appelaient plutôt qu’elles n’attendaient les hommages. A leur désinvolture lascive, à l’éclat tapageur, au goût douteux de leur toilette, au signe indélébile de la race qui se retrouve plus ou moins accusé dans leurs yeux de velours, on reconnaissait ces splendides mulâtresses dont les séductions capiteuses sont jugées si étrangement irrésistibles qu’on les attribue à des philtres. Créatures pétries de volupté, d’indolence, de vanité naïve, ivres de luxe, elles tiennent de l’enfant, de la bête fauve et