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l’imitation du langage d’autrui, et comme les sourds n’ont rien entendu, ils n’ont rien à imiter. Ils se taisent, car aucun bruit n’a frappé leur oreille; ils n’entendent même pas le son de leur propre voix, et ils doivent avoir une certaine peine à comprendre ce qu’est la voix humaine, et comment les hommes peuvent se faire part de leurs impressions sans le secours des signes.

Qu’est-ce donc que l’aphasie? C’est l’abolition de la faculté du langage articulé. Telle est la définition que M. Bouillaud a proposée dès 1825 et qu’il a soutenue avec éclat quarante ans plus tard à l’Académie de médecine. N’oublions pas d’ailleurs que c’est aux médecins français, et surtout à M. Bouillaud, puis à M. Broca et à Trousseau, que sont dues la plupart de nos connaissances sur cette maladie.

Parmi les auteurs qui ont écrit sur l’aphasie, un des plus recommandables est le professeur Lordat, de Montpellier. Ce qui donne aux travaux de Lordat un intérêt tout particulier, c’est qu’il fut lui-même atteint d’aphasie. Il raconte dans un de ses ouvrages comment il fut frappé. Il était alors convalescent d’une angine, — mais nous préférons le laisser parler lui-même. « Le quinzième jour de la maladie locale, dit-il, n’éprouvant qu’une légère fièvre, accompagnée d’une pesanteur de tête très médiocre, je m’aperçus qu’en voulant parler je ne trouvais pas les expressions dont j’avais besoin. Je voulais me persuader que cet embarras avait été une distraction passagère, et qu’avec un peu d’attention la parole serait toujours la même. J’étais dans ces réflexions lorsqu’on m’annonça qu’un personnage qui était venu dans ma maison pour avoir de mes nouvelles s’était dispensé de me voir de peur de m’incommoder. J’ouvris la bouche pour répondre à cette politesse. La pensée était toute prête, mais les sons qui devaient la confier à l’intermédiaire n’étaient plus à ma disposition. Je me retourne avec consternation et je me dis en moi-même : il est donc vrai que je ne puis plus parler.

« La difficulté s’accrut rapidement, et dans l’espace de vingt-quatre heures je me trouvai privé de la valeur de presque tous les mots. S’il m’en restait quelques-uns, ils me devenaient presque inutiles, parce que je ne me souvenais plus des manières dont il fallait les coordonner pour qu’ils exprimassent une pensée.

« Je n’étais plus en état de percevoir les idées d’autrui, parce que toute l’amnésie[1] qui m’empêchait de parler me rendait incapable de comprendre assez promptement les sons que j’entendais pour que j’en pusse saisir la signification. Je me sentais toujours le même intérieurement. L’isolement mental dont je parle, la tristesse, l’embarras, l’air stupide qui en provenait, faisaient croire qu’il existait en moi un affaiblissement des facultés intellectuelles. Il n’en était rien. Quand

  1. Perte de mémoire.