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car une fatale démoralisation est le juste châtiment que l’esclavage inflige à ceux qui ne croyaient y trouver que profit et puissance. Pour montrer plus clairement à quel point elle en est la conséquence inévitable et comment, par une inexorable logique, le seul fait de l’asservissement du noir déprave chez le blanc les idées et les mœurs qui sont la base même de la société, laissons de côté le long martyrologe des mauvais traitemens que des maîtres brutaux infligeaient chaque jour à leurs esclaves. C’est chez celui qu’avant la guerre on appelait un bon propriétaire qu’il faut étudier la prétendue perfection morale de l’esclavage pour en connaître toute la flagrante immoralité. Ce propriétaire a les mêmes principes que nous, et cependant il est obligé d’obéir à la nécessité. Il sait la protection et le respect dus à la famille; mais, comme la population noire, dans les états où elle cultive le sucre et le coton, ne se reproduit pas assez vite pour suffire aux exigences de cette exploitation, il va acheter un contingent de jeunes ouvriers sur les marchés de la Virginie. Sans doute, après les avoir ainsi arrachés à leurs parens, à leurs affections et au sol qui les a vus naître, il ne brisera pas les liens nouveaux qui se forment sous ses yeux; c’est peut-être qu’administrateur économe il trouve dans leur fécondité une source directe de revenus. Il ne veut pas humilier, faire souffrir par d’inutiles punitions; mais il faut bien châtier le nègre qui a manqué à ses devoirs, et ces devoirs sont l’obéissance et le travail. Le nègre doit oublier qu’il est homme pour se souvenir seulement qu’il est esclave, et travailler sans choix d’ouvrage, sans rémunération, sans espoir d’un meilleur sort. Enfin le propriétaire aura soin de lui, ne lui imposera pas de labeur au-dessus de ses forces et donnera une satisfaction suffisante à ses besoins matériels, absolument comme aux animaux qui travaillent à côté de lui sous un fouet commun ; mais, pour goûter ce prétendu bonheur, il faut qu’il soit ravalé au niveau moral de ces compagnons de sa servitude, et que la flamme de son intelligence soit éteinte pour toujours, car, tant qu’il portera dans sa poitrine cette étincelle divine, il sera malheureux parce qu’il se sentira esclave. Et, lorsque le bon maître, satisfait de ses propres vertus, montrera ses nègres en disant : « Ils sont heureux, ils n’ont pas à se préoccuper du lendemain, ils sont logés, nourris, vêtus, et ne voudraient pas être libres, » il s’accusera lui-même de la façon la plus terrible, car c’est comme s’il disait : « J’ai si bien étouffé chez eux tous les sentimens que Dieu a mis dans le cœur de l’homme, que ce mot de liberté, que nous entendrions prononcer par toute créature animée, si nous comprenions toutes les langues de la nature, n’a plus de sens pour eux. » Il se peut à la rigueur que, même dans le milieu où il vit, sa conscience se révolte contre la dégradation