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dessinait encore, — et déjà les Prussiens en avaient vu assez pour être avertis !

Tout était contraire, il est vrai. Une effroyable tempête, mêlée de tonnerre et de pluie torrentielle, défonçait les routes, fouettait les soldats au visage ; mais, à part la tempête, qui est toujours l’imprévu et qui est pour tout le monde, Bazaine était-il réellement aussi décidé à l’action qu’il paraissait l’être en déployant l’armée ? Il ne montait lui-même à cheval qu’après onze heures, il quittait le Ban-Saint-Martin sans donner aucun ordre pour ses équipages, laissant la garde ordinaire au quartier-général, si bien qu’autour de lui on disait déjà en partant : « Ce ne sera pas pour aujourd’hui, nous reviendrons ce soir. » Ce qui est certain, c’est qu’arrivé au-delà du fort Saint-Julien il allait s’arrêter sur la route de Sainte-Barbe au château de Grimont, appelant les généraux à une sorte de conférence ou de conseil militaire.

La scène était étrange et triste comme la journée, comme la situation. Partout se laissaient voir les marques de la guerre, aux arbres abattus, aux grilles tordues et brisées, aux murs crénelés. Tout autour du château, des cavaliers silencieux se serraient les uns contre les autres, tournant le dos à la tempête. Dans l’intérieur, des officiers remplissaient cette demeure dévastée ouverte à tous les vents ; le maréchal Bazaine attendait dans une salle où il avait trouvé à peine un mauvais siège. Il était à peu près deux heures. Qu’arrive-t-il alors ? Les troupes sont toujours en position sous l’orage. Les chefs de corps sont déjà réunis, lorsqu’après quelques mots du maréchal le général Soleil le prend la parole, développant des considérations stratégiques, rappelant la campagne de 1814, invoquant la nécessité militaire et politique de rester sous Metz, où l’on retient 200,000 Allemands, — et finissant par déclarer qu’au surplus, « il ne faut pas se le dissimuler, l’armée du Rhin n’a de munitions que pour une seule bataille. » A son tour, le général Coffinières de Nordeck, gouverneur de Metz, invoque la sûreté de la place, dont les forts sont encore inachevés, et déclare que, si l’armée s’éloigne dès ce moment, la grande citadelle lorraine ne pourra se promettre qu’une défense assez limitée. Ainsi le 22 le général Soleille s’est estimé « heureux » d’annoncer que l’armée est complètement approvisionnée « comme au début de la guerre, » — le 26, il n’y a plus de munitions que pour une seule bataille ! Le 16, on a pu tenter la retraite sur Verdun sans craindre de laisser Metz à ses propres forces, — le 26, la place est compromise si l’armée part ! A cela, que peuvent répondre des chefs de corps rassemblés en toute hâte dans un conseil improvisé, surpris par ces révélations ? « Si nous n’avons pas de munitions, dit Bourbaki, il est clair que nous ne pouvons