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allemande dressant de toutes parts ses batteries, menaçant la ville sur laquelle tombaient déjà les premiers obus, rançonnant et terrifiant les campagnes autour de Strasbourg.

Chose étrange, les Allemands entraient en Alsace avec la prétention de reconquérir un « pays de frères allemands, » une « terre allemande, » surtout Strasbourg, « la ville si vraiment allemande, » et le premier usage qu’ils faisaient de la victoire était d’accabler l’Alsace sous le poids de l’invasion et de la guerre, de menacer Strasbourg de la destruction. La « fraternité allemande » se manifestait à l’égard des populations rurales par tout un système de réquisitions, d’extorsions, pressurant ces malheureux villages, arrachant jusqu’à 2 millions de francs à onze cantons du Bas-Rhin. Elle s’attestait à l’égard de Strasbourg par un bombardement sans pitié. A vrai dire, le bombardement avait commencé dès les premiers jours, et le 15 août les Badois avaient fait la lugubre plaisanterie de couronner la fête de l’empereur Napoléon III à leur façon par une salve meurtrière. Vingt et un coups de canon, ni plus ni moins. Le 18 la canonnade s’animait, allumait des incendies et allait tuer ou blesser de pauvres jeunes filles dans un ouvroir. Ce n’était là cependant encore qu’un prélude, un essai barbare et sans résultat possible.

Évidemment les Prussiens tenaient à en finir, à ne pas s’immobiliser dans les opérations d’un long siège. Le général de Werder n’ignorait rien des faiblesses de la place ; il savait la garnison insuffisante, mal abritée dans ses ouvrages, peu propre sans doute à une résistance opiniâtre. D’un autre côté, il gardait ou il feignait de garder cette illusion, que la population strasbourgeoise, travaillée de divisions et de mécontentemens, animée de secrètes sympathies pour l’Allemagne, n’attendait qu’une occasion pour se prononcer. Il comptait, et c’était un singulier calcul, que par une démonstration violente, par la terreur et les souffrances infligées à la ville elle-même, il déterminerait un mouvement intérieur qui dominerait la défense militaire et hâterait la reddition. Ce qu’on n’avait pas pu obtenir par la surprise le premier jour, on l’enlèverait par une exécution rapide et impitoyable qui, en négligeant les remparts, irait droit à la cité. Werder oubliait ce qu’un général prussien, assiégé dans Breslau et menacé des mêmes calamités, disait au siècle dernier : « Il n’est pas permis de commencer le siège d’une ville par la ruine de ses habitans ! » Avant d’en venir là cependant, Werder adressait au général Uhrich une dernière sommation, qui était naturellement repoussée, et dès lors, à partir de la soirée du 23 août, s’ouvrait ce bombardement implacable, aveugle, presque continu qui, pendant un mois entier, mais surtout pendant les premiers jours ou les premières nuits, couvrait Strasbourg de fer et de feu.