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nous avons de notre néant et le besoin que nous éprouvons de nous rattacher à quelque chose d’immuable. « Oh ! que nous ne sommes rien! Dit Bossuet. Homo sibi ipsi vilescit, dit saint Bernard. L’homme sent que son être est fragile, qu’il ne tient qu’à un fil, qu’il s’écoule sans cesse. Les biens du monde sont périssables. La figure du monde passera. Nous ne savons ni qui nous sommes, ni d’où nous sortons, ni où nous allons, ni ce qui nous soutient pendant le court espace de notre vie. Nous sommes suspendus entre ciel et terre, entre les deux infinis; nous reposons sur un sable mouvant. Toutes ces fortes expressions des écrivains mystiques et religieux rendent admirablement ce besoin d’absolu, d’immuable et de parfait, dont les âmes pieuses sont plus particulièrement travaillées, mais que toutes éprouvent à quelque degré et satisfont comme elles peuvent. » Les plus grands métaphysiciens, malgré les différences de leurs systèmes, Plotin aussi bien que Platon, et Spinoza aussi bien que Malebranche, ont vu dans ce besoin de l’infini le dernier fondement de la morale. Ils ordonnent tous de rechercher les biens éternels au lieu de s’attacher aux biens périssables. Ajoutez à cette considération métaphysique l’élan de la vie, la flamme du cœur, vous aurez ce qu’il y a de plus intime dans le sentiment religieux. M. Janet, selon sa méthode, invoque ici l’expérience à l’appui du raisonnement dialectique, et il ajoute : « On ne dit pas que tous les hommes l’éprouvent, ni qu’ils l’éprouvent tous au même degré; mais que l’on interroge les grandes âmes religieuses, un saint Bernard, un Gerson, on y verra que la dernière et la plus belle forme de l’esprit religieux est dans ce besoin de s’unir à l’infini, de communier avec Dieu. C’est ce sentiment qui fait la grandeur et la beauté du mysticisme : c’est au même sentiment que le christianisme donne sa plus haute et sa plus pure satisfaction par le sacrement sublime de l’eucharistie. » Voilà l’élément métaphysique de la religion; l’élément moral est le sentiment de nos misères, des misères les plus pénibles et les plus humiliantes, la douleur et le péché. Certes la vie est bonne, puisqu’elle nous vient de Dieu et qu’elle est après tout la condition de l’éternel avenir; mais dans un autre sens, et ce sens n’est pas moins juste, la vie présente est mauvaise. « Contre la douleur, dit excellemment M. Janet, l’humanité n’a que la faible ressource de la prudence; contre le mal moral, elle n’a qu’une arme, bien faible encore, le libre arbitre. Le pélagianisme nous représente le libre arbitre comme tout-puissant; il semble que nous soyons les maîtres de l’univers! L’expérience prouve au contraire combien nous sommes faibles, combien de fois la liberté succombe, et Kant lui-même, malgré son stoïcisme, se demande si jamais un seul acte de vertu a été accompli dans le monde. Quelle vanité qu’une telle vertu ! » L’humanité appelle donc un secours, une délivrance,