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qu’il y a autre chose que la science, et répétons le cri si tendrement humain de M. Janet : « que faites-vous de ceux qui ne sont pas savans? » Comptez, si vous le pouvez, dans l’innombrable famille des humains, ceux qui ont vécu de la vie du cœur, qui en ont vécu simplement, ingénument, qui sans nulle théorie se sont dévoués à quelqu’un ou à quelque chose, qui sans aucune vue abstraite de spéculation ont naïvement confessé la justice et la vérité, qu’en faites-vous? Que faites-vous des mères qui ont adoré leurs enfans et qui les ont perdus? où est leur place dans ce paradis métaphysique? Comment s’épanouira dans les clartés divines ce qui a fait la beauté de leur personne morale sur la terre? A en croire Aristote et Spinoza, il n’y aurait de vie future, de vie divine, que pour leurs émules de gloire ou les disciples de leur pensée; jamais la sombre doctrine qui parle du petit nombre des élus n’a enseigné dogme plus décourageant. Il est impossible de se résigner à ce qui exclurait de la vie future la plus grande part de l’humanité. « Non, s’écrie M. Janet, il n’est pas prouvé que le cœur soit moins divin que l’esprit. Le cœur aussi a ses raisons que l’esprit ne connaît pas ; lui aussi a ses vérités générales, lui aussi il est éternel. »

Ainsi, partis de l’observation de nous-mêmes et conduits par la libre pensée, sans idées préconçues, sans autre lumière que celle de la raison, nous voilà parvenus au seuil des vérités religieuses les plus hautes. Le dernier chapitre d’un tel livre devait nécessairement porter ce titre : la religion. Après avoir établi pas à pas tous les principes qui l’ont mené jusqu’aux cimes, M. Janet n’a point de peine à démontrer que la vie morale ne peut être complète sans la vie religieuse. Assurément, que les hommes puissent être justes, probes, modérés, sincères, et n’avoir aucune piété, l’expérience le prouve; l’expérience et la raison prouvent également que l’absence de piété est un manque de vertu, une diminution de l’être moral. D’ailleurs la vie morale doit exprimer tout ce que renferme notre nature; serait-il possible de comprendre qu’elle en admît seulement une fraction? C’est le cas de redire une parole célèbre que Royer-Collard appliquait à un sujet bien différent : on ne fait point à la vie morale sa part, elle réclame l’homme tout entier, elle le réclame dans ses rapports avec Dieu comme dans ses rapports avec ses semblables ou avec lui-même. Le vulgaire système de la morale sans religion est donc écarté du premier coup. Il y a des adversaires plus redoutables ou qui du moins font plus de bruit en ce moment. On connaît l’école qui croit avoir découvert la loi fondamentale des développemens de l’humanité. D’après cette école, l’esprit humain, dans sa longue vie séculaire, traverse trois états successifs : il commence par la théologie, il s’élève ensuite à la métaphysique, laquelle n’est qu’une sorte de théologie transformée; il parvient enfin