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Ainsi point de relâchement dans les doctrines morales, et en même temps point de ces rigueurs sinistres qui font douter de la loi d’amour! Voici d’ailleurs pour le moraliste une belle occasion de montrer avec quelle sûreté d’allures il sait éviter les embûches de la route. Sur un point très délicat de la morale pratique, plusieurs philosophes du XIXe siècle ont exprimé des sentimens qui offrent certaines analogies avec le probabilisme du XVIIe Ils affirment que tous les devoirs n’entraînent pas l’idée d’une obligation absolue, qu’il y a des degrés dans cette voie lumineuse, ou bien, — c’est la même chose en d’autres termes, — qu’au-dessus du domaine du devoir proprement dit s’ouvre un domaine supérieur, le domaine du bien et du mérite. Des exemples rendront ces idées plus claires. Voici comment raisonnent les philosophes dont il s’agit : magistrat, soldat, citoyen, l’honnête homme peut satisfaire à tous ses devoirs sans être un héros; de même un prêtre peut remplir toutes ses obligations sans être un saint. Nul n’est obligé en conscience d’être un saint, nul n’est obligé d’être un héros. Héroïsme, sainteté, ce sont là des états de perfection auxquels peut seule aspirer l’élite du genre humain. On conçoit donc un point où finit le domaine du devoir et où commence le royaume des vertus pour ainsi dire surhumaines. Ce royaume est celui de la liberté par excellence. Les hommes qui s’élèvent dans ces hauteurs s’y élèvent librement, d’une liberté complète, absolue et méritante au plus haut degré, tandis que, l’idée d’obligation dominant la sphère du devoir, la liberté qui accomplit le devoir, c’est-à-dire qui satisfait à une obligation impérieuse, ne saurait être ni une liberté absolument libre ni le principe du mérite le plus méritant. On ajoute que réduire la morale au pur devoir, sans admettre un domaine supérieur et libre, c’est réduire la morale à quelque chose d’officiel, faire de l’homme l’exécuteur passif d’une consigne, remplacer la moralité par la légalité, ôter au libre arbitre son inspiration propre, enfin appliquer à la conscience un régime militaire comme celui que Frédéric le Grand avait établi dans ses états. Au lieu d’une morale où pourrait se déployer noblement l’initiative de la personne, on aurait la discipline prussienne.

Voilà certainement de belles doctrines appuyées sur des raisons très séduisantes. L’écrivain qui les a exposées avec le plus de talent est M. Franck dans sa Morale pour tous. Écoutez maintenant l’argumentation de M. Janet. Rien n’est plus intéressant que de voir le dialecticien avec son instrument de précision procéder à l’analyse des idées qui lui semblent équivoques, en disséquer les élémens, y démêler le vrai et le faux, puis, toutes choses réduites à leur valeur, résoudre naturellement le problème. Suivant M. Janet, qui sur ce