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dont il fait partie? L’égoïsme, même sous la forme la plus pure, n’en est pas moins l’égoïsme, et cette morale si noble en apparence renfermerait une contradiction qui serait sa ruine. Non, répond M. Janet, cette contradiction est impossible. « La vraie perfection humaine, l’excellence idéale de la nature humaine consiste à s’oublier en autrui. » Et comme type de cet oubli en autrui, il signale la sublimité de l’amour maternel. Le premier caractère de la perfection à laquelle l’humaine nature est à la fois capable et obligée d’atteindre est d’ignorer la grandeur qu’elle réalise. « La mère qui souffre des douleurs de mort pour son enfant chéri, la mater dolorosa ne sait pas que les douleurs qu’elle éprouve sont sublimes et qu’elles sont la grâce du cœur maternel; elle souffre divinement, et cette souffrance pour autrui, en autrui, cette souffrance qui s’oublie elle-même est le cachet divin d’une nature qui appartient non pas seulement au monde des sens, mais au monde de l’âme et de l’esprit. » Il en est de même du héros qui se dévoue pour sa patrie, de l’ami qui se dévoue pour son ami ; s’ils savent qu’ils sont des héros, s’ils ont le loisir de contempler leur acte et de l’admirer comme un objet extérieur, quelque chose manque à leur perfection, ou plutôt ils ne sont pas entrés dans cet ordre divin où nous introduit l’accomplissement du devoir. Même en se dévouant, ils ont considéré l’humanité comme un moyen au lieu de la considérer comme une fin; leur sacrifice, si grand qu’il soit, n’est pas complètement désintéressé, il n’est donc pas conforme à cette loi supérieure de moralité que le regard du philosophe aperçoit au-delà de tous les degrés intermédiaires. « Ainsi, conclut M. Janet, le principe de l’excellence non-seulement se concilie avec celui de la communauté d’essence, mais encore il s’y achève et il y trouve son nécessaire complément. »

On comprend que des doctrines si hautes doivent susciter bien des contradictions parmi les écoles contemporaines. M. Paul Janet, si parfaitement initié à tous les systèmes de nos jours, n’ignore pas quels sont ses adversaires, en Angleterre et en Allemagne aussi bien qu’en France. Il va au-devant d’eux, il cite loyalement leurs objections, il les examine, il les discute, avec respect pour les intentions et les personnes, mais avec la résolution d’aller au fond des choses, car il ne se croit sûr de la vérité que lorsqu’il l’a conquise après un débat consciencieux. Son livre n’est pas seulement un exposé de principes, c’est une série de batailles dialectiques. Il est arrêté ici par un positiviste anglais, M. Bain, qui lui tient à peu près ce langage : Que parlez-vous de lois supérieures? que signifient ces degrés, ces progrès, ces perfectionnemens? où donc apercevez-vous cet idéal proposé comme but à la moralité humaine? Ce sont là des abstractions, des imaginations, vous retournez aux entités de la