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le maître universel. La voix qui parle à nos consciences est la voix qui gouverne les mondes. Il faut donc briser les entraves de Kant, substituer à l’idée de la loi abstraite l’idée de la loi vivante, mettre à la place du sic volo, sic jubeo, le but sublime et bienfaisant qu’il nous est ordonné d’atteindre. C’est ainsi que, dès les premiers pas, M. Paul Janet abandonne sans hésiter non-seulement les basses terres de la morale indépendante, mais les sommets un peu sombres du kantisme, et nous conduit vers les hauteurs lumineuses.

Quelle est cette réalité vivante que nous devons poursuivre? Quel est ce but supérieur que nous devons nous efforcer d’atteindre? Quels sont, en un mot, ces biens d’où naissent pour nous le devoir et la vertu? M. Janet les comprend tous dans un seul mot : la perfection. C’est à la perfection de nos facultés, à l’excellence de notre nature, que nous sommes obligés de tendre de tous nos efforts. Et en quoi consiste cette perfection? Où est le signe de cette excellence? L’excellence, la perfection, pour toute créature intelligente et libre, c’est l’accroissement de ses pouvoirs, c’est-à-dire de ce qui fait sa personnalité, accroissement d’intelligence, de bonté, de courage, de liberté, accroissement de l’être. Les plus grands penseurs, d’Aristote à Leibniz, ont parlé de ce but proposé à l’homme, la perfection de notre nature. Spinoza lui-même a dit : la perfection, c’est l’être; le bien et le mal n’en sont que l’accroissement ou la diminution. Leibniz exprime une pensée exactement semblable, bien qu’au terme d’accroissement il préfère celui d’élévation (Erhochung des Wesens), et qu’à l’idée de force il ajoute l’idée de l’harmonie. Après tant de maîtres qui ont indiqué ou développé cette doctrine avec plus ou moins de précision, M. Paul Janet a su la rendre sienne par le soin qu’il a mis à en fixer le sens, à la préserver de toute équivoque, à la défendre contre toutes les attaques. Il la rend sienne surtout quand il exprime et manifeste la joie que produit et entretient au cœur de l’homme la loi morale ainsi conçue. Qu’on ne parle désormais ni du plaisir tel que l’entendent les utilitaires, ni de la législation abstraite imposée par Kant et son école; voici une loi vivante, voici un idéal auguste et souriant qui nous appelle. Les uns abaissent la destinée de l’homme, les autres l’assombrissent et la désolent; au contraire, pour ceux qui, de progrès en progrès, de perfection en perfection, se croient tenus d’acquérir une personnalité toujours plus haute, plus riche, plus radieuse, et de participer aux biens immortels, le bonheur et la vertu ne font plus qu’une même chose.

Prenez garde pourtant, dit le scrupuleux écrivain; ne serait-ce pas là une morale d’orgueil? L’homme, dans un tel système, ne court-il pas le risque de s’exalter lui-même? Cette poursuite de la perfection individuelle ne l’expose-t-elle pas à oublier la communauté