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personnelles avec lui. Son éminente position et ses hautes facultés lui permirent de donner sur-le-champ à leur entretien un caractère exceptionnel, et il est certain que notre grand chef parlementaire sut distinguer dès l’abord avec une singulière sagacité le caractère dominant du génie de sir Robert Peel, tel qu’il s’est manifesté longtemps après pour le public. « Ce qui me frappa surtout dans sa conversation, a-t-il écrit plus tard, ce fut sa constante et passionnée préoccupation de l’état des classes ouvrières en Angleterre, préoccupation morale autant que politique, et dans laquelle, sous un langage froid et un peu compassé, perçait l’émotion de l’homme aussi bien que la prévoyance de l’homme d’état. — Il y a là, disait-il sans cesse, trop de souffrance et trop de perplexité; c’est une honte comme un péril pour notre civilisation. » Nous allons voir à quel point la carrière future de sir Robert Peel se révélait déjà dans ces belles paroles[1].


II.

Chargé de missions lointaines, je quittai Londres en 1840 pour n’y revenir qu’en 1842. Dans l’intervalle, d’importans événemens s’y étaient accomplis. Le ministère de lord Melbourne avait disparu, et dans les récentes élections une majorité de 100 voix avait porté triomphalement au pouvoir le parti conservateur. Encore une fois le duc de Wellington s’était effacé, tout en prêtant au gouvernement nouveau le prestige de sa présence comme de son concours, et sir Robert Peel en était, de nom comme de fait, le chef incontesté. Il est rare, même en Angleterre, qu’une administration ait offert autant de garanties par la distinction et par l’aptitude spéciale de chacun de ses membres, comme par l’unité de vues et par la discipline qui régnaient dans celle-là. Dans la chambre haute, lord Aberdeen, lord Lyndhurst, le célèbre chancelier, lord Ripon, jadis premier ministre lui-même sous le titre de lord Goderich, lord Ellenborough, le plus éloquent des pairs tory s, le duc de Buckingham enfin, et nombre de notabilités aristocratiques se groupaient autour de la grande illustration nationale, le duc de Wellington. Dans la chambre des communes, sans parler de lord Stanley, le premier de ses orateurs, sir James Graham, M. Gladstone, lord Lincoln, M. Sidney Herbert, se distinguaient de plus en plus dans les débats comme dans le maniement des affaires. La grande figure du premier ministre planait sur tout, dominait tout, dirigeait tout, et, devant tant d’autorité, d’éclat et de puissance effective, le parti

  1. Voyez l’étude de M. Guizot sur Robert Peel dans la Revue du 15 mai 1856.