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inopinément le pouvoir au duc de Wellington, le vieux guerrier s’empressa-t-il de rappeler auprès de lui le leader parlementaire, alors en Italie, pour lui déférer la première place comme la principale responsabilité. Ce ministère, on le sait, ne fut point de longue durée; mais sir Robert Peel fut dès lors accepté d’avance par chacun comme le chef incontesté du futur gouvernement dont amis et ennemis prévoyaient de plus en plus le prochain avènement. En attendant l’heure du triomphe assuré, son influence sur la marche des affaires ne cessait de grandir, et il acquérait de jour en jour un des plus beaux titres auxquels l’ambition humaine puisse prétendre, celui de conseiller principal d’une nation libre.

Je vis pour la première fois sir Robert Peel vers la fin de l’année 1838. J’étais à peine arrivé à Londres, où j’avais été nommé second secrétaire de l’ambassade. Il avait beaucoup connu mon père en d’autres temps, et il avait pris la peine de venir me chercher, selon les usages de la société anglaise, où la première visite est pour l’arrivant. J’eus naturellement hâte de la rendre; mais en frappant à la porte de l’imposante demeure du chef parlementaire à Whitehall, je ne pus me défendre de l’espoir que j’en serais quitte, comme il l’avait été lui-même, pour une carte déposée. Il en fut autrement; sir Robert Peel était chez lui. Ce ne fut pas sans quelque émotion qu’introduit immédiatement je me trouvai, très jeune encore, seul et face à face avec une telle notabilité. Dans une vaste bibliothèque dont les nombreuses tables portaient des monceaux de documens parlementaires, le grand athlète de la parole était assis, livré aux travaux qui ont absorbé toute son existence. A travers les longues fenêtres du fond, on distinguait, autant que le permettait la brume épaisse et jaunâtre de la vieille cité, l’immense nappe de la Tamise chargée de navires innombrables, emblèmes de la richesse, de la puissance et de l’infatigable activité de la nation. L’encadrement était en pleine et sombre harmonie avec le tableau, le tableau lui-même avec l’éminent personnage à qui l’on a prêté ces paroles bien caractéristiques : « que la vie serait heureuse, s’il n’y avait point d’amusemens! » Sir Robert Peel était alors dans toute la force de l’âge. Sa taille imposante, sa belle carrure, son épaisse chevelure d’un roux foncé, son teint vermeil, tout chez lui annonçait une constitution bien propre à endurer les fatigues et les épreuves de la vie publique. Ce qui me frappa plus encore dans son abord, c’est l’habitude, qu’il a toujours conservée, de détourner le plus possible son regard et de le tenir abaissé, soit qu’il écoutât, soit qu’il parlât lui-même. Cette particularité ajoutait encore à la contrainte extrême que l’on a reprochée, non sans raison, à ses manières, et qui a été souvent attribuée à l’embarras d’une situation