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espèce ; celui que nous nous figurons est en général moins prodigue de ses attaques, et j’en sais plus d’un qui, loin de se défendre contre ses assauts, ne demanderait qu’à lui ouvrir sa porte. Tout le monde enviera Pétrarque pour un tel sophisme qui ne pouvait en effet venir à l’idée que d’un mortel trop fortuné ; mais avec lui le mieux est de ne jamais s’étonner, et, quoi qu’il dise, de ne perdre de vue ni le disciple de Sénèque, ni le troubadour, ni l’homme d’église. Tout à l’heure c’était le bonheur qui le tourmentait de ses obsessions ; un peu de patience, attendons que notre chanoine ait soixante-dix ans : à cet âge assurément plus que mûr, devinez-vous quel démon le harcèle et l’assiège ? Le démon des sens ; il faut bien le croire, puisqu’il l’écrit : « ma santé est si robuste que ni les années, ni l’étude, ni la tempérance, ni les flagellations, ne réussissent à dompter complètement l’implacable animal auquel j’ai toujours fait la guerre. Aussi je compte sur la grâce de Dieu, sans laquelle je succomberais, comme il m’est arrivé tant de fois de faire en d’autres temps. Je lutte sans relâche pour ma liberté, et j’ai le ferme espoir qu’avec l’aide de Jésus-Christ je finirai par vaincre l’ennemi qui dans ma jeunesse m’a vaincu si souvent et par chasser l’animal révolté qui ne me laisse aucun repos. »

Bien résolu à ne plus s’occuper des affaires de Rienzi, qui ne l’avait déjà que trop compromis, il séjournait pour le moment à Parme ; on n’imagine pas une existence plus active et plus remuante. Ses études, ses emplois, ses relations l’appelaient incessamment d’une ville à l’autre ; mais Parme appartenait à Lucchino Visconti, seigneur de Milan et grand ami de Pétrarque, qui disposait à son gré de la résidence ; tout ce que le prince demandait à son poète en retour des bienfaits dont il le comblait, c’était une correspondance familière, et çà et là quelques échanges de sonnets et de madrigaux. À ses heures tranquilles, ce Visconti cultivait les muses ; il cultivait aussi son jardin, honnête distraction à ses tortures morales, comme aux souffrances de son corps, dévoré par le poison d’Isabelle de Fiesque, sa troisième femme. Après avoir ruminé sa haine, promis vengeance à son cœur consumé d’amour et de jalousie féroce, il se délassait une journée à rimer quelque strophe qu’il mandait à Pétrarque, en lui disant : « Envoie-moi à ton tour des plantes de ton jardin, des greffes de tes orangers et des fruits de ton cerveau. » Flatté de se voir ainsi traité par le plus grand seigneur de l’Italie, Pétrarque humblement répondait : « Votre lettre dépasse mes espérances, et je rends grâce au destin d’avoir fait qu’un si généreux prince puisse oublier ainsi la distance qui le sépare de moi. Tandis que mon jardinier cueille vos fruits, ma muse est à l’œuvre, et vous recevrez en même temps ces vers, fruits d’un