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seillé par sa jeunesse et par sa vanité, s’était imprudemment laissé prendre. Une bouffée de sang lui montant au cerveau, un rêve présomptueux, une intempestive frénésie, il n’en fallait pas davantage pour mettre en mouvement tout cet organisme vibrant et résonnant. D’abord ce furent des plaintes, des chansons : à chanter, il se passionna, son désir s’en accrut ; à force de soupirer, de s’imaginer qu’il était amoureux, il le devint. La dame avait bien du charme, et le galant, qui déjà comptait dans Avignon deux ou trois enfans naturels, n’était point homme à se payer longtemps d’abstinences. Il y eut donc au début les luttes et les orages ordinaires. Là-dessus, les sonnets ne nous offrent que des renseignemens épurés, clarifiés et passés à l’état d’essence par la décomposition et le travail de l’alambic ; mais nous avons heureusement sur ce sujet d’autres confidences de Pétrarque, et celles-là beaucoup moins illusoires, je veux parler des Lettres latines et des Dialogues avec saint Augustin, où l’homme physique et moral se montre à nous tel qu’il fut, où le pécheur, en même temps que les défaillances de l’âme, avoue les appétits charnels, et reconnaît que cette maîtresse idéale a toujours été pour lui la plus désirable, la plus passionnément désirée entre toutes les femmes.

Laure goûtait fort les douceurs du compliment. Les vers écrits à sa gloire l’eussent flattée venant d’un troubadour obscur ; venant d’un poète applaudi, presque illustre, d’un fier et brillant jeune homme, recherché, festoyé, ils lui causèrent une sorte d’ivresse. Elle était froide, mais très femme, et possédait sa mince dose de frivolité. Pétrarque l’accuse de passer des heures au miroir « absorbée comme Narcisse dans la contemplation de sa personne. » Son intérieur ne semble pas avoir été des plus heureux. Un époux capable de se remarier six mois après avoir perdu sa femme, — ce que fit plus tard le sire de Sade, — devait être en son ménage au moins assez indifférent. Faut-il croire qu’il était jaloux et payé pour l’être ? Plusieurs l’affirment. Pétrarque ne fréquentait point la maison ; elle et lui se rencontraient dans les cercles d’Avignon, sur les bords de la Sorgue à la nuit tombante ou parmi les jardins embaumés de roses du vieux poète Sennuccio del Bene, un ami, celui-là même qui les recommande à la postérité comme « les deux amans les plus incomparables que la lumière du soleil ait jamais éclairés. » Pétrarque tout impatience et tout flamme, Laure ne se départant point de sa réserve, — soit que la jalousie de son mari lui inspirât cette contrainte, soit qu’une certaine insensibilité fût au fond de sa nature, — il voit en elle une statue de marbre que lui, triste Pygmalion, est impuissant à réchauffer. À ces mines sévères, à cette implacable raideur, quelle attitude opposer ? Il s’écoute gé-