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soleil, sa voix est douce comme les paroles de l’ange de la visitation, et ses yeux, « fenêtres de saphir d’une âme noble, » Pétrarque, non content de les invoquer à tout propos, leur dédie spécialement trois de ses canzone, chefs-d’œuvre d’harmonie et d’élégance, que les Italiens ont surnommées les trois grâces. Source inépuisable de consolations et de compassions, ces yeux sont pour lui ce que l’étoile polaire est pour le pilote, et le guident vers les régions du salut par leur lumière miraculeuse dont la substance ne saurait se définir, et dont il ne perçoit, lui, que le divin reflet ; toutes les choses terrestres gagnent à ce regard une vertu magique, et, pareilles à ce fer qu’attire l’aimant, tendent à s’élever vers un éther plus pur, plus libre, plus transparent, car le désir idéal, c’est l’invisible, l’insaisissable. Il aspire après un bonheur qui doit rester un songe et ne jamais obtenir satisfaction ; le désir apaisé, c’est le papillon consumé à la flamme ; éternellement inassouvi, l’idéal ressemble au phénix sans cesse renaissant de ses propres feux. Réminiscences du paradis de Béatrix, ressouvenirs de Dante et de Guido Cavalcanti, mysticisme endiamanté de toutes les pierreries transmises par les Arabes aux troubadours ; mais de la belle en son logis, qu’est-ce que cette irradiation va nous apprendre ? Savons-nous seulement de quelle couleur étaient ses yeux ? Sur ce sujet, l’abbé Salvini a écrit un long chapitre dont la conclusion est que Laure avait des yeux noirs. Ce disant, l’honnête commentateur s’appuie de l’autorité du poète, et cite dans les sonnets vingt exemples ; il est vrai que ceux qui tiennent pour les yeux d’azur ont également très beau jeu :


Gli occhi sereni e le stellanti ciglia[1].


D’où il suit que nous voguons en plein illuminisme, et qu’il ne faut ici chercher à rien préciser. Une magie de rhythmes, d’assonances, la plus incroyable science du nombre dans la concentration, cette poésie, vous aurez beau l’exprimer, ne vous donnera pas autre chose. De la lumière, de la mélodie et cfu style à miracle, mais pas une goutte de sang réel. L’homme, l’amant sincère, ému, n’est point là, et le poète que nul instinct original ne sollicite, voyant flotter dans le vide une échelle de Jacob inoccupée, y grimpe et va se perdre au bienheureux séjour des abstractions théologiques, où, des siècles avant l’Alighieri, Platon déjà surprit le type de l’amour pur, contemplatif, ne pouvant tomber sous les sens, l’amour-idée ; mais derrière l’idée, il y a la femme. Voyez l’adorable portrait de Simon de Sienne, mandé par Jean XXII pour peindre les fresques

  1. Sonnet 161.