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Le tronc décapité s’en allait morne et sombre,
Il passa devant moi tenant par les cheveux
Sa tête, et s’en servant, pour s’éclairer dans l’ombre,
Comme d’une lanterne. En nous voyant : « Malheur ! »
S’écria-t-il d’un ton qui nous glaça d’horreur.


C’est pourtant une histoire d’amour que la sienne, et très apparentée au roman de Pétrarque. Avez-vous jamais contemplé sur quelque sépulture du moyen âge la statue d’un chevalier bardé de fer et dévotement agenouillé, les mains jointes, devant une sainte Vierge ? Bertrand de Born ressemble à cette image ; ainsi devant la belle Mathilde, dame de Montignac, s’agenouillait ce fier baron, mélange de rudesse barbare et de précieux sentimentalisme. Il passe de la vie des camps au doux emploi de sigisbée ; puis, au premier appel du clairon, le voilà, le heaume en tête, bondissant sur son cheval de combat. Vous diriez Achille chez Déidamia, déchirant ses voiles de femme, arrachant ses anneaux d’or et d’un cri sauvage redemandant la lance du fils de Pelée. En ce sens, Bertrand de Born dépasse d’une coudée tous les troubadours ; rien ne manque à sa grande figure, ni l’héroïsme féodal, ni le gai talent, ni la sombre mélancolie des derniers jours. Écoutez plutôt sa chanson : « Pour qui n’est point mort sur un champ de bataille, il ne reste que la cellule où l’on trépasse aux psalmodies du Miserere. » Bertrand de Born est complet, typique ; après avoir guerroyé contre Richard et ses barons, aimé sa dame et chanté l’amoureux martyre, il jette aux orties couronne, épée, guitare, prend le froc et s’en va finir dans la pénitence face à face avec une tête de mort.

J’appelle cela résumer une époque. Sauf le chemin des armes, qui ne se trouve pas sur son itinéraire, nous allons en bien des circonstances voir Pétrarque passer par les mêmes voies ; mais il y marchera sans trop de conviction, suivant l’intérêt de sa propre gloire, et la vie religieuse, port suprême où tendaient alors toutes les lassitudes, ne lui sera jamais que la plus commode et la mieux prébendée des retraites contre les ennuis de la vieillesse. Pétrarque, lorsqu’il rencontra Laure, n’abordait point, tant s’en faut, sa première aventure. Ce bachelier de vingt-deux ans, très lancé dans le monde des cardinaux et de leurs nièces, avait déjà quelque peu expérimenté. Avec Laure commence l’amour-poème.

La cour des papes s’ouvrait comme une hôtellerie au plaisir profane. Du Languedoc et de Gascogne, la noblesse accourait à ses fêtes, qui ne laissaient pas d’attirer aussi toute une population de marchands, de vierges folles, de proscrits italiens et de gens sans aveu. Le relâchement des mœurs était sans bornes ; n’avait-on pas vu la maîtresse d’un pape étaler sur sa poitrine les pierreries de la