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Juliette, s’annonce par une vibration électrique instantanée qui retourne et rassemble pour l’éternité deux cœurs jusqu’alors étrangers l’un à l’autre ; mais c’est là toute l’analogie : point d’incident tragique, nul roman du moins à la surface. Peut-être, en fouillant la chronique, en cherchant bien, arriverait-on à découvrir le drame quelque part. La dame était mariée et son mari jaloux ; le damoiseau, fort libertin, avait eu déjà nombre d’aventures pouvant au besoin compliquer la situation et projeter leur ombre sur le tableau. Ce que je sais, c’est que, toute simple que soit la légende, un Shakspeare eût trouvé dans les mœurs et le romantisme de l’époque assez de poésie, de couleur, de mouvement, pour étoffer une œuvre de théâtre et faire avec elle un pendant à son Roméo. Il ne l’a point fait ; voyons l’anecdote, et tâchons de nous rendre compte du prestige qu’elle a depuis exercé sur les générations et qui vraisemblablement ne s’éteindra jamais.

Donc, point d’événement, de catastrophe, nul dénoûment que la mort naturelle, et cela dura ainsi vingt-six ans de constance et d’adoration inaltérables pendant lesquels la belle procrée onze enfans, et pendant lesquels, de son côté, le galant continue à vaquer à ses études, à ses affaires, aux mille soins de sa gloriole et de son ambition. Poète à bonnes fortunes, abbé mondain, courtisan, rêveur mystique, ne faut-il pas qu’il visite le matin les cardinaux, qu’il entretienne commerce épistolaire avec les petits princes d’Italie, prépare de loin son triomphe au Capitole et trouve encore le temps de se retirer par intervalles dans sa douce thébaïde de Vaucluse, de s’y recueillir entre deux sonnets, de s’y mortifier dans la méditation de saint Augustin ? Au premier aspect, un tel amour ne vous semble qu’affectation pure, jeu d’imagination ; pénétrez plus avant, étudiez vos personnages, voyez quels sont et la pèlerine et le pèlerin, apprenez que l’une se nomme Laure de Noves, l’autre Pétrarque, et vous reconnaîtrez aussitôt que derrière cette poésie il y a toute la vérité d’une époque.

Pour la femme, ne pas être chantée, c’est être sans beauté, sans noblesse. Mariée ou non, peu importe, il n’y a promesse faite à l’autel qui puisse enchaîner l’amour ; le cœur de toute femme est libre, — au plus vaillant, au mieux inspiré de le ravir. La plupart de ces poètes voyageurs ont au logis femme et enfans, ce qui ne les empêche point d’adresser aux belles leurs hommages en tout bien tout honneur, et sans qu’il soit permis à l’époux d’y trouver à redire. Un mari jaloux, quel ridicule ! Un mari récriminant contre sa femme pour cause d’infidélité, quelle abomination ! Pareil hérétique ne mérite que d’être excommunié. Le code des cours d’amour peut admettre qu’une dame soit infidèle à son amant ; quant à l’époux.