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noines de la métropole, — privilège unique, — ont le droit de porter la pourpre. Visitez ces fiers hôtels de la Calade, quels sont les grands ancêtres ? Des cardinaux, des vice-légats : cléricalisme d’une part et radicalisme de l’autre ; en matière d’opinion politique, Avignon ne connaît guère que les genres tranchés : tout ce qui n’est pas vers est prose, et tout ce qui n’est point prose est vers. Chateaubriand, moins intraitable que M. Jourdain, avait imaginé un moyen-terme et disait : Il y a le vers, la prose et… la prose descriptive. Or c’est justement le parti de la prose descriptive qui me paraît ici manquer un peu.

Mais j’entends mon sujet qui me réclame, et je me hâte d’y arriver. Ce que je cherche dans cette Avignon du présent, c’est le passé ; qui me parlera de Laure ? Au bout de la ville, au quartier le plus désert, on vous montre un jardin d’hôpital ; des saules pleureurs, des cyprès, une plantation funéraire. Là se trouvait l’église des Franciscains, là, sous l’ogive du sanctuaire, la pieuse relique reposait quand la révolution dispersa tout, fit table rase. Contemplez cette place et méditez, si vous avez l’esprit d’un philosophe, mais gardez-vous bien d’écouter les discours du cicerone de l’endroit : il en sait trop et me rappelle un de ses confrères d’Italie qui, dans un enclos de Vérone et devant la prétendue tombe de Juliette, me racontait la tragédie de Shakspeare sous prétexte de me dire la vérité vraie sur la fille des Capulets. — Cette vérité, qui ne voudrait la savoir sur la divine Laure ? Toute légende cache une histoire, et l’histoire, la psychologie, ont leurs conjectures qui mènent à quelque certitude. Laure, après tout, n’est point un mythe : la madone a vécu ; ceci n’est pas une question, elle a vécu dans un milieu très réel, très défini, où nous allons nous placer pour l’aborder. Dégageons l’idole de ses bandelettes, écartons cette chape de pierreries qui dérobe à nos yeux sa taille, défaisons ces nimbes de vertu, cherchons la femme : était-elle jolie ? Giotto et Simon Memmo nous le disent assez, je pense[1], — coquette ? — j’en jurerais, — intelligente ? — qui en doute ? — peccable ? — elle était fille d’Ève.

Le 6 avril 1325, un vendredi saint, disent les uns, le lundi de Pâques, selon les autres, un jeune homme et une jeune dame se rencontrent dans Avignon à l’église de Sainte-Claire ; leurs yeux échangent un regard, et de ce regard naît une flamme qui sera divinisée à travers les siècles. L’histoire, comme celle de Roméo et

  1. À ceux qui désireraient plus complètement se renseigner sur le sujet, je recommande de visiter la collection du musée de Trieste, où ne figurent pas moins de dix-sept portraits de Laure, — parmi lesquels cinq originaux authentiques, — et tous d’accord pour célébrer les grâces du modèle.