Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/242

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et cette messe nous livre le maître dans la toute-puissance de son activité et comme retrempé entièrement par les eaux du Styx.

Écoutez, relisez cette partition, allez au fond de l’œuvre, vous y saisirez, rehaussées par le prestige d’une élaboration solide et rigoureuse, toutes les qualités natives de ce musicien de race. Si le dramaturge intervient quelquefois en cette conception sacrée, c’est par le juste sentiment des proportions, par une certaine manière, qui lui est propre, de ne jamais laisser l’intérêt languir. Suivez le public pendant ces auditions, vous le voyez attentif, recueilli ; son émotion, captivée dès les premières notes, grandit de morceau en morceau, et quand l’œuvre s’achève, se consomme sur un dernier sanglot mystérieux, terrible, ineffable, il veut à peine croire que ce soit fini. Chaque pièce, quelle qu’en soit la valeur particulière, se relie au grand tout harmonique. Au Dies iræ, tumultueux, effroyable, développant ses immenses contours et ses labyrinthes de fugues, succède le court et pathétique Recordare ; sur le seuil du Libera, plein de gémissemens, d’implorations et d’épouvantes, vous avez l’Agnus Dei¸ un reposoir dans la nuit sombre. Ce n’est qu’un simple cantique, mais quelle suavité de motif et quels effets dans cette entrée du chœur à l’unisson et dans cette reprise en mineur ! À ce propos, j’entends parler de réminiscences ; les uns, insistant sur les trois premières notes d’une phrase dont l’effet tout entier est dans les mesures finales, vont publiant que « c’est dans la Dame blanche ! » D’autres, non moins judicieux, s’écrient : « Mais non, vous vous trompez, c’est l’entr’acte de l’Africaine ! » car il est bien convenu maintenant qu’on ne saurait faire chanter à l’unisson les instrumens à cordes sans commettre un braconnage sur les terres de Meyerbeer, et jugez l’extravagance, les braves gens qui mettent en avant ces belles choses sont les mêmes qui jadis soutenaient que Meyerbeer écrivant cet entr’acte avait outrageusement volé à Païsiello sa fameuse romance : Je suis Lindor ! Ne plaisantons pas davantage et rentrons dans le ton du sujet. J’allais oublier de citer le Lux æterna, un des plus beaux chants et des plus dramatiques de ce grand poème de la mort. Pour l’opposition de la lumière et des ombres, cela vous rappelle un Rembrandt. Là-haut, dans l’azur céleste, gazouillent les instrumens à cordes, tremblotans, scintillans, mystiques, lux æterna ! En bas, sourds, voilés et funèbres, psalmodient les cuivres : requiem æternam ! C’est beau comme Mozart et terrible comme du plain-chant. Dans le Libera, mêmes oppositions, où la Stolz intervient en irrésistible auxiliaire. Cette grande voix éperdue, splendide, quand elle se déchaîne, vous diriez l’ouragan qui souffle au-dessus des flots ; puis tout à coup elle s’apaise, s’éteint dans un pianissimo qui vous remue au fond de l’âme et dont le nuancé, la tenue, vous révèle un art inimitable:

Essayons maintenant de caractériser cette voix : une merveille comme il ne s’en produit pas trois ou quatre en un siècle. Riccoboni la classerait