Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/216

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

renouvellemens des baux des fermes lui procuraient d’autres bénéfices tout aussi frauduleux; il exigeait des fermiers[1] soit des millions donnés de la main à la main, soit des contrats de rentes dont les arrérages étaient touchés par des prête-noms ; il extorquait à tout instant des sommes considérables aux titulaires des offices de judicature et de finances en les menaçant de réduire leurs gages ou de créer de nouveaux offices, ce qui les exposait à voir notablement diminuer leurs profits; lorsque le trésor était vide et que le gouvernement créait des emprunts, il ouvrait des souscriptions dans ses bureaux ; il y centralisait les fonds au lieu de les verser dans les caisses de l’état, et, se constituant tout à la fois trésorier, ordonnateur et payeur, il volait sur les dépenses après avoir volé sur les emprunts. Enfin, pour combler la mesure, il érigeait en monopole à son profit, dans la ville de Rouen, le commerce de la cire et du sucre et dans les ports de la Manche le commerce des huiles de poisson, ce qui ruina les armateurs français au profit de la Hollande. Ses agens et ses commis, qui n’étaient que ses complices, trouvaient dans son exemple une garantie d’impunité et se livraient au même brigandage. La moitié du budget de l’état passait ainsi aux mains des concussionnaires, et la France était mise au pillage par ceux-là mêmes qui avaient mission de sauvegarder sa fortune.

Louis XIV avait donné les ordres les plus sévères pour arriver à découvrir la vérité, et la chambre de l’Arsenal se montra fidèle à son mandat, bien que l’opinion publique lui fût généralement hostile. Les gens de lettres avaient pris le parti de Fouquet, parce qu’il s’était toujours montré généreux à leur égard et qu’il leur servait des pensions. Un grand nombre de magistrats se prononçaient en sa faveur par esprit de corps, parce qu’il avait été procureur-général ; de grands personnages mettaient tout en œuvre pour étouffer l’affaire, parce qu’ils s’y trouvaient compromis. Les intrigues et les sollicitations se multiplièrent, mais la justice n’en suivit pas moins son cours. Le jugement fut rendu en 1664 après quatre ans de débats. Treize juges votèrent la mort, vingt-deux votèrent le bannissement; le jour même, Louis XIV convertit le bannissement en prison perpétuelle. Fouquet fut extrait de la Bastille et conduit

  1. On sait que sous l’ancienne monarchie deux systèmes distincts, la régie et les fermes, étaient appliqués au recouvrement des impôts. Dans le système de la régie, la perception était faite par les agens de l’état, ou les délégués des populations, sous la surveillance de ces mêmes agens. Dans le système des fermes, elle était faite par des intermédiaires, fermiers ou sous-fermiers, qui se chargeaient à forfait des recouvremens, dont ils restaient responsables. Une ordonnance de 1382 voulait que les baux des fermes fussent mis aux enchères publiques; elle fut souvent renouvelée depuis, mais ils n’en furent pas moins adjugés très souvent à l’amiable et en secret.