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I.

L’Angleterre vit au milieu de l’Océan et n’est vulnérable que par l’Océan, elle n’est la première nation du monde que par son commerce maritime et ses immenses possessions coloniales, éparses dans l’univers entier ; de là un triple but assigné à sa marine de guerre. Murailles de bois ou murailles de fer, c’est derrière ses vaisseaux qu’elle se sent à l’abri, qu’elle défie toutes les colères et toutes les ambitions ; c’est par eux qu’elle protège ces innombrables navires marchands dont les incessans voyages entretiennent son activité féconde, sa richesse sans égale ; c’est par eux enfin qu’elle complète la défense de ces colonies, plus vastes que des royaumes, dont l’ensemble constitue l’empire britannique. Pour ce triple but, il lui faut la souveraineté incontestée de la mer, et, pour conserver cette souveraineté, une marine égale en puissance effective à celle de toutes les nations qui pourraient un jour se coaliser contre elle. Ce résultat a été dès longtemps atteint et assuré jusqu’à ce jour dans les anciennes conditions du passé immédiat de la guerre maritime, — à quel prix ? par une persévérance et une volonté énergique qu’aucun essai infructueux n’a découragées, aucune dépense effrayées. Qu’en 1861, qu’avant même la dernière guerre, dans la plénitude de nos ressources financières, dans l’exaltation patriotique causée par la supériorité éphémère de notre escadre de combat, la France ait cru pouvoir maintenir cette supériorité, ou tout au moins l’égalité de sa marine avec celle de son antique rivale, c’était là un rêve que la réalité devait bientôt faire évanouir ; mais combien plus inexorable contre une semblable chimère est la réalité d’aujourd’hui ! La création d’une marine cuirassée, d’une marine où chaque navire que l’on met en chantier doit dépasser en force de résistance, en force agressive, ceux qui l’ont précédé, cette création, incessante par cela même, est avant tout l’œuvre de la richesse nationale. Cela seul explique comment depuis 1870 non-seulement l’Angleterre a pu nous dépasser, mais encore que l’avance qu’elle a prise et qu’elle veut garder ne sera jamais regagnée ; par cela seul, on pressent que ce n’est point sur le terrain de la grande guerre, de la guerre avec l’Angleterre, que nous devons nous placer pour arrêter les bases de notre flotte. L’objectif que nous avions pu nous donner autrefois nous a échappé sans retour ; mais peut-être faut-il nous féliciter d’avoir dû renoncer à cette lutte impossible.

« L’heure est venue pour nous plus encore que pour l’Angleterre, disait, il y a deux ans, M. le vice-amiral Touchard ; il s’agit de savoir si nous allons continuer à construire des navires de 9,000 à 10,000 ton-