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les camps en famille. Ils étaient déjà presque tous compatriotes, car chaque légion se recrutait d’ordinaire dans les pays où elle était fixée. Sur 50 sous-officiers qui élèvent un monument à l’empereur dans le camp de Lambèse, 3 seulement sont étrangers à l’Afrique par leur naissance. « Il fallait vraiment, dit M. Léon Renier, qu’il y eût dans le monde romain une bien grande force de cohésion pour que dans de telles circonstances tant de temps se soit écoulé sans amener entre les provinces et la métropole une violente scission. » C’est qu’une fois enrôlés dans la légion le Romain comme le Numide oubliaient vite le pays d’où ils venaient pour se souvenir seulement qu’ils étaient soldats. Le camp devenait leur pays, ils s’y établissaient pour la plus grande partie de leur existence, et il ne tardait pas à contenir tous les objets de leurs affections. Presque tous s’y mariaient. Quelques-uns en entrant au service épousaient la fille d’un de leurs camarades qui allait le quitter. Leurs enfans, élevés au milieu des armes, se faisaient ordinairement soldats comme leurs pères. Il devait y avoir des familles où l’on servait le prince de père en fils depuis plusieurs générations. Entre des gens qu’unissaient tant de liens de camaraderie et de parenté, qui vivaient ensemble et en dehors des autres, les vieilles traditions eurent moins de peine à se maintenir, et c’est ainsi que dans cet empire composé d’élémens si divers et que se disputaient tant d’influences différentes l’esprit militaire s’altéra moins que tout le reste.

Il faut bien avoir recours à ces souvenirs du passé, qui ne se sont jamais entièrement perdus dans les camps, pour expliquer le caractère qu’y garda toujours l’obéissance. « Entre soldats, dit Sénèque, il n’y a pas de lien plus fort que la religion. » Dans les premiers temps surtout, quand on ne combattait que pour sa famille et pour ses dieux, la guerre était chose sainte et saintement accomplie. C’était un collège sacerdotal, celui des féciaux, qui était chargé de la commencer et de la finir. Le consul était prêtre autant que général; il avait devant sa tente un autel où, tous les matins, il priait pour ses troupes. Les drapeaux étaient regardés comme des divinités, propria legionum numina, et on leur offrait de l’encens[1]. Le chef, qui consultait les auspices pour toute l’armée, passait pour une sorte de représentant des dieux; on obéissait à ses ordres comme à une manifestation de la volonté divine. Ces traditions de respect religieux se retrouvent jusqu’à la fin dans les sentimens que l’armée professe pour l’empereur; qui est son chef suprême. Le dévoûment qu’elle a pour lui est une sorte de dévotion,

  1. Une inscription trouvée dans la Mœsie et publiée par M. Desjardins porte la dédicace suivante : Dis militaribus, Genio, Virtuti, Aquilœ sanctœ signisque legionis 1.