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ces contrées lointaines. Les barbares, rusés et résolus, parvenaient quelquefois à tromper la surveillance des légions ; ils surprenaient les postes isolés, pillaient les fermes et les villages, et se jetaient jusqu’au cœur du pays. Il fallait les poursuivre, les atteindre, les combattre, et ils résistaient souvent avec énergie. Sur les tombes des soldats romains, si fréquentes en ces contrées, on lit plus d’une fois qu’ils sont morts en repoussant une incursion (decidit incursu hostis). Pendant une de ces alertes, probablement à l’époque où les Marcomans envahirent l’empire sous Marc-Aurèle, quelques habitans d’une petite ville de la Dacie où l’on exploitait des mines d’or, effrayés par l’approche des barbares, s’avisèrent de cacher au fond de ces mines mêmes leurs archives de famille, ou, comme on dirait aujourd’hui, leurs papiers d’affaires. On ne sait quel accident les empêcha de les aller chercher quand le pays fut délivré, mais on les a retrouvés de nos jours, et l’on peut les lire dans le recueil de M. Mommsen. Ce sont de ces petites tablettes enduites de cire, sur lesquelles on écrivait avec un poinçon de fer. Rien de plus frêle en apparence et qui semble moins fait pour subsister au-delà de quelques années; le hasard les a conservées intactes pendant dix-sept siècles. Ces tablettes contiennent des comptes de dépense, des lettres de change, des contrats de vente et de location; il s’y trouve même un acte de société de banque par actions, dont l’un des associés est un esclave qui fournit près de 250 francs pour sa mise de fonds. Les barbares pénétrèrent donc quelquefois par des attaques imprévues dans les provinces du Danube, mais ils ne parvinrent pas de longtemps à s’y établir. Les légions faisaient bonne garde; si elles pouvaient se laisser surprendre, elles finissaient toujours par battre et chasser l’ennemi; il ne l’emporta qu’à la faveur des troubles intérieurs qui déchirèrent l’empire. Sous le triste règne de Gallien, la Dacie fut irrévocablement perdue : elle n’était demeurée que deux cents ans romaine. Les autres provinces résistèrent mieux, et il fallut encore deux siècles d’efforts aux barbares pour s’en rendre maîtres.

On comprend que, dans les inscriptions qui nous restent de tous ces pays et que M. Mommsen a fidèlement reproduites[1], il soit très souvent question des soldats. Sur les frontières menacées de l’empire, l’armée jouait naturellement le premier rôle : les légions y sont restées cinq ou six siècles; il n’est pas étonnant qu’elles aient

  1. Quelques-unes de ces inscriptions, contenues dans le musée de Pesth, avaient pourtant échappé à M. Mommsen ou avaient été mal transcrites par lui. M. Desjardins a pris soin de les recueillir et de les publier fort exactement dans un volume intitulé Desiderata du Corpus des inscriptions latines. Ce travail, qui a paru dans le même format que celui de l’académie de Berlin, en est le complément naturel.