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par deux civilisations puissantes qu’il était difficile de supplanter. Les Égyptiens et les Grecs se partageaient le pays, s’accommodant ensemble par des concessions mutuelles et se pénétrant sans s’absorber. Rome n’éprouva aucune jalousie de voir ainsi la place prise; elle ne fit pas d’effort pour imposer son génie particulier à des peuples si différens d’elle, elle respecta leurs traditions et leur laissa leurs usages. Elle n’avait pas cet esprit étroit des victorieux qui veulent se prouver à eux-mêmes qu’ils sont les maîtres en bouleversant les contrées qu’ils ont soumises. Le secret de sa puissance consista partout à s’accommoder aux mœurs du pays, à n’introduire nulle part des nouveautés qui pouvaient blesser, et à éviter soigneusement toutes les tracasseries inutiles. Ce n’est pas qu’elle ait jamais fait aux vaincus aucune concession qui pût compromettre son autorité; elle entendait partout rester maîtresse. En Égypte, elle prit l’essentiel du pouvoir, et d’une main si ferme que ce peuple, qu’on accusait d’être inconstant et séditieux, n’osa jamais remuer. Elle installa à Alexandrie un vice-roi qu’on appelait le préfet de l’Égypte et qui tenait dans sa main toute la puissance qu’avaient possédée les pharaons et les Ptolémées. Auguste établit qu’il serait pris parmi les simples chevaliers romains; on craignait, s’il était de grande maison, que cette royauté lointaine ne lui donnât des idées d’indépendance. Autour du préfet, quelques fonctionnaires romains, chargés de rendre la justice ou de présider aux travaux publics les plus importans, formaient une sorte de colonie étrangère qui traversait le pays sans s’y mêler. Deux légions, avec des troupes auxiliaires, étaient chargées d’arrêter les Nubiens ou de punir les incursions des Arabes; c’était tout. L’Égypte resta divisée, comme autrefois, en nomes et en éparchies; les autorités locales furent partout soigneusement conservées. On garda les vieux impôts et l’ancienne manière de les lever. De tout temps, ils avaient été fort lourds et très sévèrement exigés. Un écrivain de l’époque pharaonique dépeint en ces termes la façon dont on traitait déjà les pauvres fellahs dans la vallée du Nil, plus de mille ans avant le Christ : « Le scribe de la douane est sur le quai, à recueillir la dîme des moissons ; les gardiens des portes avec leurs bâtons, les nègres avec leurs lattes de palmier crient : Çà, des grains ! S’il n’y en a pas, ils jettent le malheureux à terre tout de son long; lié, traîné au canal, il y est plongé la tête la première. Tandis que sa femme est enchaînée devant lui, et que ses enfans sont garrottés, les voisins les abandonnent et se sauvent pour veiller à leurs récoltes[1]. » Les percepteurs de Rome ne devaient pas être plus

  1. J’emprunte ce passage curieux de Pentaur à l’étude de M. Maspéro sur le Genre épistolaire chez les anciens Égyptiens de l’époque pharaonique, qui est publiée dans la bibliothèque de l’École des hautes études.