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que vient de faire l’auteur du Traité de l’Expression musicale[1], et qu’il expose avec une irrésistible clarté de discussion, triompheront aisément du mauvais vouloir des gens trop instruits pour consentir à prêter l’oreille aux leçons d’une théorie complètement nouvelle ; mais ce que je puis affirmer, c’est que l’homme qui, après vingt ans d’application, d’étude et d’expérience, a produit l’ouvrage que je recommande ici, n’est certes pas un praticien ordinaire. « Tout est excellent dans ce livre, parce que tout y est mathématiquement vrai, » nous disait naguère le chef d’un conservatoire fort en crédit à cette heure et qui malheureusement n’est pas le nôtre, un de ces princes de l’érudition sur l’autorité desquels on aime toujours à s’appuyer. Le public confond souvent le sens des mots. A force de les entendre mal appliquer, il finit par adopter l’acception vulgaire et n’en point comprendre d’autre. Expression, pour la foule, veut dire quelque chose qui relève de l’imagination, de la fantaisie même, quelque chose d’excentrique et d’indépendant de toute règle. Or l’expression est au contraire ce qu’il y a de plus obligé, de moins libre. Ce qui est exprimé a besoin d’être, ce qui existe, c’est l’impression une fois produite. La moitié de ce qu’on appelle génie dépend de l’attention de l’âme, et si vous cherchez bien, vous trouverez le secret de tant d’interprétations absolument fausses dans l’inattention de l’âme qui n’est point frappée et ne reçoit pas d’impression. Faites qu’un coup porte, vous en aurez aussitôt l’écho ; il y a d’abord impression produite par certaines notes ou par certains groupes de notes, puis expression, c’est-à-dire traduction, manifestation des impressions reçues. M. Lussy, dans son enseignement, va droit à ce qui doit être senti, bien convaincu que dès lors la traduction sera juste, car un des non-sens les plus curieux de notre langage familier consiste à dire de quelqu’un qu’il sent faux. On peut ne rien sentir, la chose n’arrive que trop fréquemment ; mais dès que vous sentez, vous sentez juste. L’esprit peut se tromper, comprendre à faux, mais si l’on a pu sentir, la manifestation extérieure de l’impression reçue sera infailliblement juste. Diriger l’attention de notre âme sur les impressions musicales qu’elle doit subir, prouver combien partout la loi est inévitable, combien elle est une, le système de M. Lussy n’a point d’autre but. C’est la première fois qu’à ma connaissance on a démontré l’inséparabilité de l’expression et de la mesure : science des valeurs, secret de toute interprétation équilibrée et juste. Impossible d’échapper à cette loi, soit par la beauté de l’organe, la difficulté vaincue ou le diable au corps.

Selon l’auteur, toutes les impressions que l’artiste perçoit et qu’il exprime sont provoquées par des irrégularités dans la contexture musicale, et voici la manière dont ces irrégularités affectent le sentiment. La

  1. Traité de l’Expression musicale, — accens, nuances et mouvemens dans la musique vocale et instrumentale, par Mathis Lussy ; Paris, Heugel.