Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 3.djvu/955

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le maître et ne doit de comptes à personne. Le public a pour lui le droit du plus fort, que dis-je ? il a bien mieux, il a le vrai, le légitime droit, le droit de l’acheteur sur la marchandise qu’il paie et dont il dispose à son gré, libre de manifester son opinion à tout venant. C’est pourtant une vérité à reconnaître que le public pourrait bien n’avoir pas toujours raison ; mais, s’il n’en veut absolument point convenir, le diable et la critique y perdront leur latin. Le Théâtre-Lyrique ayant cessé d’exister, l’Opéra-Comique élargit son cadre et lui succède ; étant données les tendances musicales modernes, une pareille transformation est dans l’ordre et se laissait pressentir de loin.

Vous souvient-il de la première représentation de l’Étoile du Nord et du foudroyant effet de ce finale qui termine le second acte ? « C’est fort beau, nous disait un soir M. Auber, mais ne trouvez-vous pas que cela fait un peu éclater la salle ? » Vint ensuite le Pardon de Ploermel, et si ces deux coups de maître ne suscitèrent pas immédiatement les grandes tentatives, du moins il en résulta quelque discrédit pour le genre, qui, n’ayant depuis plus rencontré qu’un vrai succès, commença sitôt après le Premier jour de bonheur d’émigrer petit à petit vers les scènes secondaires. Encore peu d’années, et il y sera définitivement installé ; l’Opéra-Comique pendant ce temps aura de son côté fait maison neuve ; l’influence de M. Gounod, déjà très marquée à l’heure actuelle, s’y sera complètement substituée à la tradition des Grétry, des Nicolo, des Boïeldieu, que subissaient encore les Hérold et les Auber, et puisque le train du discours me ramène aujourd’hui à l’auteur de Mireille, qu’il me soit permis de tirer au clair la situation.

Bon nombre d’excellens esprits m’en ont voulu de mes idées sur la partition de Faust ; il va sans dire que je ne rétracte pas un mot, ce qui ne m’empêche nullement de reconnaître l’importance du rôle que le maître a pu jouer dans le mouvement musical de ces dernières années. M. Gounod est un de ces délicats, un de ces curieux qui font le charme des périodes de transition, et son art me représente assez ce que l’art d’un Gérôme ou d’un Cabanel est dans la peinture du moment. Venu au lendemain des grands jours de Rossini et de Meyerbeer, il comprit qu’il fallait laisser reposer la couleur et chercher ses effets dans la demi-teinte ; le siècle avait donné tous ses génies, l’ère des Titans était close, la parole appartenait au talent, à l’esprit, à l’ingéniosité. Il s’agissait non plus d’émerveiller un monde saturé de chefs-d’œuvre, mais simplement de l’intéresser, de l’occuper en préparant l’avenir, et cet emploi de précurseur, personne plus que M. Gounod n’avait les qualités pour le remplir. Tout l’y appelait : son parfait sentiment de la situation, son talent d’écrivain et son étonnante mémoire, où sont emmagasinées toutes les productions de l’art musical, — les plus illustres comme les plus obscures, — trésor de réserve qu’une dextérité imperturbable le met a même d’utiliser à son profit et sans plagiat. La consomption nous menace, il fallait