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Maintes fois, en présence de quelques sujets, les observateurs ont pris pour des espèces distinctes de simples variétés ; un peu plus tard, les comparaisons portant sur une masse considérable d’individus, il a été facile d’apprécier exactement le caractère des différences. Dans nos musées d’histoire naturelle, ici un mammifère ou un oiseau, là de rares insectes apportés de terres lointaines, attirent l’attention par une physionomie un peu singulière ; peut-être ne parviendra-t-on pas à les bien déterminer jusqu’au moment où du pays d’origine viendront d’autres représentans des mêmes races. Pour bien connaître une espèce, il faut l’étudier chez une multitude d’individus, la suivre dans son aire géographique, l’observer dans son organisation, ses mœurs, ses habitudes, ses instincts à toutes les phases de la vie, et souvent encore recourir à des expériences. Un pareil travail est prodigieux ; déjà poussé loin pour bon nombre des êtres qui habitent l’Europe, doit-on s’étonner de le trouver à peine commencé quand il s’agit des légions de créatures répandues dans le reste du monde ? Présenter les doutes qui proviennent de l’ignorance comme une preuve de l’instabilité des formes végétales et animales est une pensée malheureuse.

Nulle définition de l’espèce n’a pu satisfaire tous les naturalistes, répète M. Darwin. Rien n’est plus réel, seulement il convient d’ajouter que sur aucun sujet l’entente ne s’établit d’une manière aussi complète entre les auteurs. Personne sans doute ne sait dire à quels signes généraux on distingue les espèces, et néanmoins, instruit par l’observation et l’expérience, le classificateur demeure convaincu, avec Linné, que « le semblable engendre toujours son semblable, » — avec Cuvier, que l’espèce est représentée par les êtres « nés les uns des autres ou de parens communs, et de ceux qui leur ressemblent autant qu’ils se ressemblent entre eux, » — avec la plupart des investigateurs, que l’espèce est assurée par la fécondité qui se perpétue, enfin qu’elle est une forme organique primitive. Depuis beaucoup plus d’un siècle, des centaines de zoologistes et de botanistes disséminés dans toutes les villes du monde où la science est plus ou moins en honneur travaillent à cet édifice colossal qu’on a nommé l’inventaire de la nature ; sans exception, ils se conforment au plan que Linné a tracé. Par un phénomène dont l’explication nous manque, des partisans de l’idée des transformations illimitées, pris du goût de faire connaître de nouveaux types, les décrivent absolument comme les autres naturalistes ; dans la circonstance, l’idée est mise en réserve.

Ceux qui s’en tiennent à des formules peuvent croire que tout est vague : au contraire, ceux qui s’instruisent par une pratique indispensable sont également saisis par l’évidence des faits ; un pareil concert ne s’établit pas sans fondement solide. La dispute s’élève