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ecclésiastique, que les moines s’étaient jusqu’ici réservé avec un soin jaloux. Un pope marié a été appelé au rectorat de l’académie ecclésiastique de Pétersbourg, longtemps la citadelle du haut clergé monastique. Cette nomination excita beaucoup de rumeurs ; c’est en effet une sorte de révolution dont à la longue les conséquences peuvent être considérables. Placé à la tête de l’enseignement ecclésiastique, le clergé blanc pourra introduire dans l’église un esprit plus moderne, plus libéral. C’est en même temps pour les plus distingués des prêtres mariés un débouché important : avec le haut professorat, avec les grandes aumôneries, avec l’accès même du synode, on ne peut plus dire que le clergé blanc soit sans avenir et sans carrière. Il a déjà enlevé à son rival presque tout le ministère actif. L’épiscopat et les dignités monastiques sont à peu près seuls restés aux moines. Il est difficile de les dépouiller davantage sans les enfermer dans les murailles de leurs couvens et les isoler entièrement du monde et de la nation.

Délivré de la misère et de la dépendance de ses paroissiens, qui pèse plus lourdement sur lui que la domination du haut clergé monastique, le clergé séculier ne sera définitivement relevé et mis à la hauteur de sa mission que par l’extension de ses libertés et des libertés publiques. Comme toutes les classes de la nation, c’est dans l’émancipation morale, par une participation à son propre gouvernement, qu’il retrouvera sa force et sa dignité. Cet affranchissement sera en partie effectué par la réforme actuelle. Aux moines, la réforme promet l’élection de leurs supérieurs, aux prêtres de paroisses l’élection des blagotchinnye, sorte de doyens ou d’inspecteurs ayant sur leurs confrères un droit de surveillance et servant d’intermédiaires entre l’autorité diocésaine et le clergé paroissial. Déjà on a institué des conférences locales où le clergé est appelé à débattre ses propres intérêts. En tout pays, de telles mesures seraient dignes d’éloges : en Russie, la réforme ecclésiastique ne sera achevée que le jour où l’église dominante aura été mise en état de supporter la concurrence des dissidens du dehors et du dedans. C’est là, nous devons le répéter, le but imposé au gouvernement et à la nation. Ce n’est qu’à ce prix que la Russie sera devenue un état vraiment moderne ; c’est par là seulement qu’elle obtiendra la diffusion d’un esprit sérieusement religieux, d’une intelligente moralité parmi ce peuple rongé de sectes grossières et où couve encore un paganisme latent. La religion est toujours une des bases populaires de la civilisation russe ; le relèvement matériel et intellectuel de son clergé doit rendre à l’église le rôle pondérateur et civilisateur qui lui appartient, que rien n’interdit à l’orthodoxie orientale.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.