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toute lutte ouverte, toute scission ; pendant longtemps, ces deux clergés vivront côte à côte sans que le triomphe de l’un soit assez complet pour amener la suppression de l’autre. De ces deux émules, l’un est plus important par le pouvoir, par la science, par son rôle traditionnel, l’autre par le nombre et par son rôle social ; l’un a derrière lui un plus grand passé, l’autre a peut-être devant lui un plus long avenir. Nous commencerons par le premier, par le plus élevé, le clergé noir.


I

Les monastères et les moines ont longtemps tenu une large place dans l’existence de la Russie ; aujourd’hui encore ses vastes couvens sont les plus remarquables monumens de son histoire. Dans aucun pays, le rôle des moines n’a été plus considérable ; il n’a pas toujours été le même qu’en Occident. Le monachisme orthodoxe oriental n’a point eu de branches aussi multiples, d’inflorescence aussi complexe, que le monachisme catholique latin. Au lieu de se ramifier en une foule de congrégations et d’ordres divers, il a gardé à travers les siècles une simplicité archaïque ; il est à beaucoup d’égards demeuré primitif. Comme toutes choses, l’esprit monastique a eu moins de mobilité, de variété, de fécondité en Orient qu’en Occident. Les Russes et les Grecs n’ont connu que les premières phases du monachisme, celles qui chez nous correspondent à la première moitié du moyen âge, antérieurement à saint Bernard ou au moins à saint Dominique et à saint François. Des deux grandes directions de la vie religieuse, la vie active et militante, la vie contemplative et ascétique, les moines d’Orient ont toujours préféré la seconde, sans doute la mieux adaptée à l’esprit oriental ; c’est pour la pénitence et l’ascétisme ou pour la prière et la méditation que se sont fondés la plupart des couvens orthodoxes. Ce n’est ni le besoin de grouper ses forces pour la lutte, ni le zèle du bien des âmes, c’est l’amour de la retraite, c’est le renoncement au monde et à ses combats qui ont jadis peuplé les couvens de la Russie. Le moine russe n’avait point en vue telle ou telle branche de l’activité intellectuelle ou religieuse, telle ou telle œuvre de charité ou de propagande. Pour lui, l’idéal du religieux est encore l’anachorète du désert ; c’est le stylite sur sa colonne ou le gymnosophiste chrétien, uniquement vêtu de sa longue barbe, que l’on aperçoit souvent dans les peintures des couvens russes ; ce sont les saints ensevelis vivans dans les catacombes de Kief. Les noms des monastères rappellent la Thébaïde, les plus grands portent celui de laure (laura), les petits celui de skite ou de désert (poustynia). Les catacombes