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principal insigne des premiers est le grand voile noir, qu’ils laissent pendre en arrière sur leur coiffure.

Entre ces deux clergés, la distinction fondamentale est le mariage. Le clergé noir est voué au célibat, le clergé blanc, celui qui forme proprement la caste, est marié. Cette opposition, cette sorte de dualisme du sacerdoce se rencontre dans toutes les églises d’Orient, chez les Orientaux unis à Rome comme chez les autres. Il n’y a, croyons-nous, d’exception que chez les Grecs melchites de Syrie, où, selon l’esprit de Rome, le clergé célibataire a fini par évincer le clergé marié et par le supprimer. Chez quelques peuples orthodoxes, on pourrait un jour voir un changement inverse. Dans toutes ces églises, la tradition réserve l’épiscopat au célibat ; c’est là le principe de la domination du clergé régulier, de la dépendance et parfois de la jalousie du clergé marié. Partout où près du sacerdoce ordinaire s’est formée une milice religieuse spéciale, il y a eu des rivalités entre le gros de l’armée ecclésiastique et ces corps d’élite. L’église russe, où tout l’avancement, tous les honneurs étaient le privilège du corps monastique, ne pouvait toujours échapper à de telles compétitions. L’antagonisme y est d’autant plus naturel qu’entre les deux fractions du sacerdoce le contraste est plus grand, et le passage de l’une à l’autre plus difficile. En Russie, le mariage pour le pope est presque aussi obligatoire que le célibat pour le moine. Entre l’un et l’autre, la femme est une barrière qui n’est renversée que par la mort ou rarement par la séparation volontaire des deux époux. Chez les deux clergés ainsi séparés, la diversité des intérêts a produit la diversité des vues et des tendances. Les divergences sont réelles, elles ne doivent point être exagérées. Le clergé noir veut maintenir sa domination, le clergé blanc cherche à s’en affranchir : entre eux, c’est une lutte d’influence, une compétition sourde, souvent inconsciente, non une hostilité ouverte et déclarée. Du terrain matériel des intérêts et du pouvoir, la rivalité a naturellement passé dans le domaine spirituel, dans la sphère religieuse proprement dite. Ces deux clergés sont, par leur situation même, involontairement attirés vers les deux pôles opposés du christianisme, l’un plus porté vers la tradition et l’autorité, l’autre vers les innovations et la liberté. Ainsi que nous l’avons montré dans une de nos précédentes études[1], il y a là pour l’église russe le cadre de deux partis, il y a là un germe de dualisme qui plus tard pourrait amener des conflits semblables à ceux du high church et du low church au sein de l’église anglicane. Cette époque est du reste encore éloignée, pendant longtemps encore le poids de la tradition et le besoin d’union en face d’adversaires communs empêcheront

  1. L’Orthodoxie orientale et le culte grec en Russie, dans la Revue du 1er mars 1874.