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plutôt que les serviteurs de la démocratie. Pénétrés de respect pour l’œuvre de leurs pères, ils l’ont pourtant corrigée en effaçant les traces d’une institution qui menaçait de la corrompre. Sumner honorait le peuple et méprisait la popularité ; il était orateur, non tribun, ne parlant jamais que pour un but, dans l’intérêt d’une cause et non pour le plaisir vain des applaudissemens. Réformateur, il n’avait rien de chimérique dans l’esprit, tenant bien plus de Grotius, de Montesquieu, de Blackstone, que de Rousseau ou des socialistes. En demandant la liberté pour les noirs, c’était leur droit à la famille, leur droit à la propriété qu’il réclamait. Il n’avait pas d’horreur instinctive pour les aristocraties, pour les vieilles dynasties, il ne détestait que la tyrannie, mais il savait que la tyrannie sait prendre les masques les plus divers. Le trait le plus frappant de son caractère était un respect sincère, instinctif et plein pour l’intelligence ; ses amis les plus chers étaient des poètes, des historiens, des penseurs. Il ornait sans cesse son esprit par la lecture des grands écrivains de tous les pays. La collection de ses discours, qui sera bientôt publiée, formera plus de dix volumes ; on y trouvera, au milieu des matières souvent les plus arides, des échappées fréquentes sur le monde heureux des muses. Il y avait par momens une grâce singulière mêlée à son éloquence, d’ordinaire un peu lourde, à sa logique écrasante, à sa science trop exubérante. Dans un pays à la fois avide et prodigue, enflé de sa force et de sa richesse, Sumner restait comme un type des anciens temps ; simple de mœurs, désintéressé, délicat et raffiné dans ses goûts, vivant sur : les bords du fleuve qui charriait les ambitions et les convoitises vulgaires, les yeux toujours fixés sur quelque chose de noble et de grand. On peut dire enfin de lui qu’il sut servir à la fois, ce qui est parfois malaisé, son pays et l’humanité, qu’il défendit toute sa vie les Intérêts des États-Unis et ceux d’une race opprimée, et réussit à confondre les deux causes qui lui étaient le plus chères, celle de l’émancipation et celle de l’Union.


AUGUSTE LAUGEL.