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longtemps tenu une place honorable au congrès, qui pendant la guerre avait fait respecter à Londres la dignité du ministre des États-Unis, et n’avait pas commis une seule faute dans les circonstances les plus critiques, qui enfin venait de prendre part, à la conférence arbitrale de Genève. La convention démocratique lui préféra M. Greeley, l’éditeur de la Tribune, qui avait scandalisé le monde financier par des théories sur le papier-monnaie contraires aux principes de l’économie politique, homme estimable, mais d’esprit faux, sans énergie, jouet plutôt que conducteur de son parti. M. Sumner ne conserva pas beaucoup d’illusions sur le résultat de la lutte ; il était à Paris, entendant à peine l’écho de la lutte lointaine ; j’étais quelquefois le confident de ses tristes pensées. Il se plaignait beaucoup de sa santé ; il était difficile d’imaginer que cet homme si grand, presque un colosse, encore droit et fort en apparence, fût obligé d’hésiter devant le moindre effort, devant une promenade, une visite. Il était plus changé moralement que physiquement ; à travers sa douceur inaltérable, on sentait je ne sais quelle lassitude et quel désenchantement profond. La distance opère comme le temps, elle met un brouillard devant les hommes et les événemens, et ne laisse plus paraître que les linéamens les plus importans des choses. Sumner repassait de loin, dans la solitude, les années récemment écoulées, et se demandait peut-être s’il avait toujours choisi les meilleurs moyens pour arriver à ses fins, s’il n’avait pas trop guerroyé sur des détails, s’il n’avait pas été trop sévère pour les uns, trop indulgent pour les autres. Il ne se plaignait pas, il n’y avait pas d’amertume dans ses discours ; mais il souffrait certainement d’une rupture qui n’eût jamais ému sa fierté, s’il avait pu véritablement refuser une sorte d’admiration et d’estime à l’homme qui avait rompu avec lui.

Il y a des maux sans remède, des chemins qu’on ne peut traverser qu’une fois ; Sumner, le savait, il n’évoquait pas volontiers certains souvenirs ; il ne critiquait pas souvent devant ses amis français le gouvernement de son pays. Il leur parlait plus volontiers de la France ; il avait éloquemment plaidé la cause de notre pays aux États-Unis dans un discours qui avait été imprimé sous ce titre : Le Duel de deux nations. Il avait blâmé la folle déclaration de guerre faite à l’Allemagne, mais flétri, comme une iniquité et un abus du droit de conquête, l’annexion de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine. Selon lui, l’Allemagne victorieuse, contente d’une forte indemnité pécuniaire, pouvait inaugurer en Europe, une ère nouvelle. Il caressait volontiers le rêve d’un arbitrage applicable à toutes les querelles nationales. La science de Grotius était restée, son étude favorite, et il se nattait que le droit des gens trouverait un jour des règles fixes et une sanction efficace.