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inutiles, de dissoudre notre société ; nous ne croyons pas encore pouvoir le faire, parce que tous les esclaves ne sont pas encore libres de fait ; mais nous approchons du terme. » M. Sumner fit allusion à un discours récemment prononcé par M. Seward à Auburn, d’où on aurait pu conclure que toutes les mesures dites de guerre cesseraient d’avoir leur effet, la paix une fois rétablie. « Seward, dit Garrison, a toujours aimé l’équivoque, mais je ne vois dans sa déclaration qu’un truisme. Il est bien clair que, dès que la guerre cessera, tout rentrera dans l’ordre ; mais ce qui est fait est fait, et rien ne peut le défaire. J’ai pleine confiance dans l’honnêteté de M. Lincoln, et son honneur l’oblige à être fidèle à la proclamation d’émancipation. Sans nul doute, le président a toujours déclaré qu’à côté du sien il y a un autre pouvoir, celui de la cour suprême ; mais, croyez-le, l’esclavage est frappé au cœur, et la cour suprême ne pourrait, si elle le voulait, lui rendre la vie. Dans les états loyaux, nous le voyons mourir. Le Maryland vient d’abolir l’esclavage, et les propriétaires de noirs n’ont demandé aucune compensation. J’ai vécu assez longtemps pour voir accomplir les vœux de ma vie entière. »

Garrison disait vrai ; il se hâta de dissoudre la société abolitioniste qu’il avait fondée ; il cessa de publier son journal le Libérateur ; il rentra dans le repos et prononça son nunc dimittis Domine, donnant ainsi un exemple que peu de réformateurs ont su donner. Son âme modeste, pure et bienveillante chercha le port au lieu de rester dans les orages. Sumner était par momens tenté de suivre cet exemple : il servait le gouvernement de M. Lincoln, à la tribune, dans le sénat, partout où sa voix était entendue ; mais il le servait en maître, s’il était permis d’user de cette expression, il était impatient, défiant. La longue habitude de l’opposition donne aux esprits les plus généreux des plus incommodes à effacer ; elle détruit la confiance, la bonne humeur, la netteté des vues. Une culture trop raffinée est aussi propre peut-être à débiliter les hommes politiques, car elle accumule trop de pensées et de doutes sur la route de la force et de l’action.

Me sera-t-il permis de parler des heures les plus heureuses passées avec Sumner dans la compagnie du poète Longfellow, son ami le plus intime, d’Emerson, d’Oliver Wendell Holmes, de James Lowell, d’Agassiz, et de quelques autres membres du club littéraire de Boston ? Je trouvais dans ce cercle choisi quelque chose de l’enthousiasme de notre ancienne, pléiade poétique, des amitiés sans trace de jalousie, la curiosité la plus vive à l’endroit de l’Europe, moins de ses hommes d’état et de ses souverains que de ses écrivains, le calme le plus grand parmi les remuemens de la guerre