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CHARLES SUMNER

Les grandes révolutions politiques sont précédées par des révolutions morales ; mais les initiateurs des grandes réformes sont rarement ceux qui les accomplissent. L’abolition de l’esclavage en Amérique n’a pas été l’ouvrage des abolitionistes, pas plus que l’abrogation des lois sur les céréales en Angleterre n’a été l’ouvrage des premiers libre-échangistes. Les réformateurs sont des apôtres, ils luttent contre les préjugés populaires, ils parlent à l’imagination autant qu’aux intérêts, et leur prestige est d’autant plus grand qu’ils se montrent plus indifférens à ce qui agite le commun des hommes. L’œuvre, avant tout morale, philosophique ou religieuse, de ceux qu’on pourrait nommer les précurseurs risque toutefois de demeurer stérile, s’il ne vient point, à une heure donnée, un politique qui transporte les idées dans le domaine des faits, des lois, du gouvernement, un de ces hommes qui tiennent à la fois du réformateur et du législateur, amoureux de la perfection et se contentant du possible, capables de se soutenir entre les chimères et les nécessités, d’esprit plus noble, plus généreux que les politiques vulgaires, moins inflexible, étroit et gauche que les apôtres de vérité.

Les États-Unis et le sénat américain viennent de perdre un de ces hommes rares dans la personne de Charles Sumner, nom qui restera toujours attaché à la victoire de la cause abolitioniste dans le nouveau continent et aux grands événemens qui l’ont préparée. Nous vivons si vite, notre esprit se jette chaque jour en tant de lieux différens, qu’à peine donnons-nous une pensée aux acteurs qui quittent cette scène mobile et inquiète. Charles Sumner n’est pourtant pas de ceux qu’on doive laisser partir sans un mot, comme un bateau qui sombre, laissant un remou silencieux qui ne dure qu’un instant. Sa trace sera plus profonde ; il a affranchi une race, et avec Lincoln, avec Seward, il a sauvé l’Union américaine. On ne