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que la contamination était arrivée à un degré vraiment inquiétant. Si les eaux de la Tamise, infectées par le sewage, ont besoin d’être purifiées avant de pouvoir servir aux usages domestiques, celles de l’Aire et de la Calder, en aval des villes de Bradford, Leeds, Halifax, Wakefield, exigent une épuration préalable dans l’intérêt des industries elles-mêmes qui les emploient, et l’on n’ose les faire servir à l’alimentation. Dans les bassins drainés par ces deux rivières, la densité moyenne de la population est de 470 âmes par kilomètre carré ; pour le bassin de l’Irwell, un des affluens de la Mersey, elle est même de 1,250 âmes, tandis qu’elle ne dépasse pas 95 âmes par kilomètre carré pour la Grande-Bretagne en général et 68 pour la France. Cette concentration des habitans a une influence funeste sur l’état des eaux ; sur tout leur parcours, les rivières sont obstruées et corrompues au-delà de toute expression. Les matières organiques s’y rencontrent en proportion aussi forte que dans la moyenne des liquides d’égout, c’est-à-dire qu’on y trouve en dissolution jusqu’à 2 et 4 centigrammes de carbone organique, et de 3 à 7 milligrammes d’azote organique par litre. Il n’est pas jusqu’aux poisons les plus redoutables qui ne soient introduits dans les rivières : ainsi le sulfure de fer consommé annuellement en Angleterre pour la fabrication de l’acide sulfurique renferme environ 1 million de kilogrammes d’arsenic, qui passent finalement dans les eaux de lavage des diverses usines.

Les industriels entendus dans l’enquête n’ont pas manqué d’invoquer, pour atténuer le mal, le phénomène de l’épuration spontanée. Un préjugé très répandu veut en effet que les matières organiques mêlées à une eau courante s’oxydent rapidement au contact de l’air, et qu’ainsi cette eau redevient salubre à une certaine distance du point où débouche un égout. Les recherches de la commission de 1868, dont le rapporteur était un chimiste célèbre, M. Frankland, ont démontré qu’il n’en est rien. On a pris des échantillons de l’eau de plusieurs rivières à l’orifice d’un égout et à 20 kilomètres en aval, et l’analyse a prouvé que les proportions de carbone organique et d’azote en dissolution étaient restées sensiblement les mêmes. On a encore procédé à une épreuve directe. Un mélange formé d’un volume de sewage de Londres et de neuf volumes d’eau a été transvasé sans interruption au contact de l’air libre ; après huit jours pleins, cette eau renfermait encore les trois quarts des matières organiques qu’elle contenait au début de l’expérience. On a pu calculer ainsi qu’une rivière contaminée par 10 pour 100 de sewage perdrait par l’aération à peu près le quart des matières organiques dissoutes après un parcours de 300 kilomètres. Un si long parcours est donc insuffisant pour purifier une eau beaucoup moins chargée que ne l’est d’ordinaire celle des rivières examinées. La marche d’une rivière n’exerce en général qu’une influence matérielle par le dépôt d’une grande quantité d’impuretés organiques ou minérales en suspension qui gagnent le fond, surtout si le courant est ralenti par endroits. C’est