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prudent, reste fidèle à ses chères Italiennes. M. Bertrand, peintre ordinaire des suicidés romantiques, couche le cadavre de Roméo sur le cadavre de Juliette. M. Perrault épouvante les mères de famille avec son Jeune Baigneur surpris par la marée, et il fait rêver les jeunes filles avec son Amour rebelle. Il y a beaucoup de talent et une véritable suavité dans l’Amour et la Folie de M. Emile Lévy, mais il y a aussi trop de mignardise. Ensuite viennent d’innombrables nudités, toutes plus ou moins relevées par une certaine pointe d’impudicité discrète, car c’est par là qu’on évite la fadeur et qu’on plaît au public bourgeois. C’est M. Toudouze qui met la mythologie en rébus, c’est M. Machard qui essaie de la rajeunir par une mise en scène prétentieuse et puérile ; c’est la Gauloise Retirant les bras à son réveil, de M. Luminais, peinture d’un haut ragoût bestial et d’une sensualité palpitante. Les peintres qui ne savent pas les faire tenir debout les couchent sur des fourrures ou sur de riches étoffes, ce qui d’ailleurs facilite le modelé et sert à faire valoir le coloris de la chair. Quelques-uns, plus hardis, cherchent les tours de force et se plaisent à la difficulté vaincue. M. Carolus Duran, par exemple, va jusqu’à la témérité : c’est en plein air, sans ombres, en pleine lumière, qu’il s’est donné pour tâche de peindre sa Jeune Fille dans la rosée.

Ce n’est point là du reste une innovation sans précédens. Sans parler d’Henri Regnault, le trop fameux M. Manet avait montré la voie à M. Carolus Duran ; mais, sans compter que M. Manet simplifie ordinairement sa tâche en s’affranchissant de toutes les lois du dessin, il ne peint plus guère, et pour cause, que des figures habillées. M. Duran, qui est un homme sérieux et qui respecte la forme, avait de bien autres difficultés à vaincre ; il les a même exagérées à plaisir en plaçant sa Jeune Fille au milieu d’un jardin, dans un déluge de tons frais et printaniers qui ne lui offraient plus aucune base solide pour y asseoir une figure fermement peinte et pour la modeler sans ombres franches, avec les seules demi-teintes d’un jour vaporeux et diffus. Cette excessive fraîcheur du fond l’a contraint à faire, dans les nus, une véritable débauche de couleurs claires, d’une tonalité rose et blanche ; encore n’a-t-il pu éviter un certain aspect criard. Les demi-teintes, quoique sans vigueur, paraissent grises et sont écrasées par les clairs ; les clairs eux-mêmes paraissent rougeâtres et presque lourds. Ce défaut est surtout sensible dans les parties qui offrent peu de surface et qui se découpent sur le fond ; les bras par exemple ont ce même aspect cartonneux que nous reprochions naguère à certain portrait équestre du même auteur. D’ailleurs le geste est joli, le type élégant et fin, certaines parties sont d’un modelé souple et extraordinairement