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années, le style romantique, et à ce contact de la pensée moderne nous avons senti tout à coup l’art se réchauffer et s’épanouir. Pourtant le romantisme lui-même, qui a exercé autrefois une si grande influence sur le goût français, est maintenant en décadence. Au fond, l’art romantique n’a jamais pu devenir très populaire en dehors des artistes et des lettrés ; même au temps de sa plus grande prospérité beaucoup de ceux qui l’admiraient sur parole avaient quelque peine à le comprendre et lui préféraient secrètement des banalités académiques, qui avaient au moins le mérite d’être claires. Le romantisme a été l’instrument d’une révolution dans le goût public, il ne pouvait pas en être le but : ce n’était qu’un effort pour rajeunir un art pétrifié et pour introduire dans son domaine l’histoire et la poésie modernes. A mesure que la grande poésie s’éteignait, le romantisme a faibli. Où sont à présent les descendans de Delacroix et de Decamps ? Il n’est guère resté des traditions de ces grands peintres que leurs procédés matériels, leur style d’ornementation, ce qu’on pourrait appeler leur manteau pittoresque : le corps lui-même a disparu ou s’est singulièrement amoindri. De même qu’en littérature les coloristes, les ciseleurs de mots, les parnassiens, comme ils s’appellent, ont succédé à nos grands poètes, de même nos petits romantiques, poetœ minores, ont transporté sur de petites toiles et appliqué surtout à de petites idées la facture et l’imagination de leurs maîtres. C’est ainsi que sont venues au monde toutes ces œuvres tapageuses, prétentieuses et négligées, ces fantasmagories extravagantes, ces allégories laborieuses, ces vulgarités déclamatoires qu’on a longtemps reprochées à l’école romantique, et dont le bon sens public commence heureusement à se dégoûter.

Voyez par exemple M. Gustave Doré. C’est le type accompli du romantique de la décadence ; c’est le peintre des buveurs d’absinthe. Tout en illustrant le Dante et la Bible, il aurait dû faire des vignettes pour les contes d’Edgar Poe. Une déplorable facilité mise au service d’une imagination froidement délirante, nulle, conscience, nul respect de la nature, aucun souci de la logique, aucune autre préoccupation que celle de l’effet. En voyant les tableaux de M. Doré, on songe involontairement à certains décors de théâtre éclairés par la lumière électrique. Les Martyrs chrétiens, qu’il expose cette année, représentent, à la lumière des étoiles, le cirque dégarni de spectateurs et jonché de cadavres, à travers lesquels se promènent des lions sans doute repus d’avance, car ils ne daignent même pas les dévorer. Des anges symétriquement rangés en triangle descendent du ciel étoile. Ces féeries de la Porte-Saint-Martin n’ont plus guère de succès en France, mais il paraît qu’on en trafique encore en Angleterre.