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C’est presque un tableau religieux que le Sarpédon de M. Henri Lévy. Tandis que M. Humbert donne à sa déesse chrétienne toute la dignité d’une reine de l’olympe, M. Lévy mêle à la mythologie païenne un je ne sais quoi de plus sentimental, de plus moderne et pour ainsi dire de plus chrétien. Il est vrai que le sujet s’y prête, et le bon Homère, à qui M. Lévy l’emprunte, donne volontiers aux dieux les tendresses avec les colères humaines. La Mort et le Sommeil apportent à Jupiter le corps de son fils Sarpédon, tué au siège de Troie. Au sein d’un nuage diapré, d’une couleur sombre et mélancolique, qui par en bas traîne sur des montagnes noirâtres, et par en haut touche aux portiques lumineux de l’empyrée, le corps blanc du jeune héros s’élève, assis dans les bras des deux divinités funèbres, et sa tête renversée se présente aux portes de l’olympe, où Jupiter lui dépose un triste baiser sur le front. Oui certes, malgré l’aigle, malgré la foudre, malgré la couronne royale posée sur sa tête, il y a du père éternel dans ce roi des dieux, et c’est bien ainsi qu’on pourrait concevoir, si le dogme chrétien le permettait, Dieu le père accueillant dans ses bras son fils supplicié pour les péchés des hommes. D’ailleurs le jeune homme, assis, les bras pendans, renversé en arrière sur sa couche de nuées, est d’une beauté un peu frêle, qui n’a rien de la vigueur païenne. La Mort, reconnaissable à sa pâleur, à ses yeux fermés et à son carquois funèbre, ressemble plus à une déesse du sommeil qu’à la divinité de l’Erèbe. C’est encore moins le spectre décharné du moyen âge ou le squelette fantastique de la danse macabre ; c’est la mort telle que l’entendait la sagesse païenne, la mort énigmatique et glacée, mais sans hideux appareil et sans vaines terreurs, la mort, au sein de laquelle on se repose comme dans le silence de la nuit. Quant au génie du Sommeil, qui s’enlève légèrement, les ailes déployées, soutenant de ses genoux et de ses bras le nuage qui enveloppe le héros, c’est peut-être la figure la plus achevée qui soit jamais sortie du pinceau de M. Lévy. Cette fois plus de maigreurs maladives, plus de sécheresses du modelé, plus de cercles noirs autour des corps brillans ; les personnages sont enveloppés dans la masse, et l’air y circule. Si M. Lévy pouvait reculer de cent ans en arrière, les grands peintres allégoriques du commencement du siècle dernier reconnaîtraient en lui leur élève, si même ils n’étaient obligés de le saluer quelquefois comme un maître.


II

Nous sommes déjà loin de notre point de départ. Avec M. Humbert, avec M. Lévy, avec M. Delaunay lui-même, nous avons glissé du style académique dans ce qu’on appelait, il y a quelques