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derrière elle. Cette figure, quoique fermement dessinée, est d’un aspect anguleux et étriqué. Le fond est meublé d’un côté par un groupe de soldats sonnant de la trompette, de l’autre par un cavalier bardé de fer, à moitié engagé dans un pli de terrain. Aucune pensée intéressante, aucune poésie pittoresque ne se dégage de cette toile, œuvre froide et déclamatoire d’un talent qui se néglige.

Enfin voici la Sainte Famille de M. Humbert. Ici du moins nous respirons à l’aise et nous pouvons nous arrêter à loisir. Cette toile, d’un style un peu travaillé, n’en a pas moins une franchise virile et une fierté d’aspect vraiment magistrale ; c’est incontestablement le meilleur tableau religieux du Salon. La scène est une de ces campagnes romantiques où les vieux maîtres italiens aimaient à placer leurs images saintes. La Vierge est, comme les madones de Pérugin, assise sous un dais qui coupe le paysage en deux compartimens égaux. Droite, élégante, impérieuse, presque hautaine sous sa cape rouge et dans sa robe rouge, elle jette sur le spectateur un regard à la fois méditatif et dédaigneux, un de ces regards devant lesquels on s’incline, quoiqu’on ne puisse pas les rencontrer en face. De sa main fine et noblement effilée, elle entoure et soutient son fils, qui se dresse lui-même en souriant avec une majesté précoce et naturelle. Cette femme aux yeux noirs, au teint brun, à la tête sévère, au geste superbe, n’a rien des tendresses angéliques ou des mièvreries ravissantes des blondes et virginales madones de Raphaël ou de Corrège. A vrai dire, ce n’est pas une vierge ni une mère, c’est plutôt une reine, et c’est un prince de sang royal qu’elle présente à l’adoration des hommes. Reine, vierge ou mère, elle a un aspect surhumain qui subjugue, et cet aspect est d’autant plus saisissant qu’il est presque impossible à définir. Elle mêle à la noblesse florentine quelque chose de la vigueur colorée des puissantes madones du Titien, sinon même quelques nuances de l’expression énigmatique et froide qu’on rencontre sur les figures de Léonard. Les maîtres dont elle descend le plus directement sont Donatello et André del Sarto ; encore ne se rattache-t-elle à ce dernier que par l’intermédiaire de son élève, le dur et fier Pontormo. Quand on a tant de peine à trouver l’arbre généalogique d’une œuvre d’art, on est bien près d’y reconnaître une création originale. Insisterons-nous maintenant sur ses défauts ? Lui reprocherons-nous une draperie qui ne fait peut-être pas assez sentir le dessin du genou, la cuisse et la jambe imparfaites de saint Jean-Baptiste, certains défauts d’harmonie sensibles surtout à distance, et le barbouillage noirâtre qui, à mesure qu’on s’éloigne, semble envahir la figure peut-être un peu brouillée de l’enfant Jésus ? Nous n’en avons pas le courage ; nous sommes trop heureux de saluer une belle œuvre et d’applaudir à un grand talent qui rentre dans la bonne voie.