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ou mercantiles, le tour d’esprit sceptique et positif de notre société bourgeoise, n’ont rien qui échauffe l’imagination poétique, et qui puisse inspirer aux artistes, avec l’ambition des grandes entreprises, le dévoûment et la conviction nécessaires pour les mener à bonne fin.

Cette réflexion s’impose à l’esprit, lorsqu’en parcourant nos expositions annuelles on y cherche de préférence les œuvres sérieuses et sévères. Les tableaux de style ou soi-disant tels sont assez nombreux cette année, et il n’est pas impossible que les encouragemens officiels soient pour quelque chose dans cette abondance apparente. Il y a dans l’art, comme dans la politique, une espèce de parti légitimiste qui invoque le principe de l’autorité traditionnelle, et qui en conserve pieusement le dépôt. Ces classiques obstinés demeurent vaillamment sur la brèche, et cela est d’autant plus méritoire qu’ils ont peu de chose à attendre de la faveur publique. Les commandes de l’état sont habituellement leur seule récompense, et l’espérance de trouver un refuge à l’Institut reste leur unique consolation. Il y a quelques années, les deux plus grands maîtres de cette école, Ingres et Flandrin, vivaient encore, et l’éclat de leur vigoureuse vieillesse cachait la médiocrité de leurs successeurs. Où sont aujourd’hui leurs descendans ? On a quelque peine à les reconnaître, car on ne trouve plus guère, à la place laissée vide par ces deux grands noms, que quelques fabricans corrects comme M. Bin, quelques habiles faiseurs d’images comme M. Lazerges, quelques décorateurs négligens comme M. Puvis de Chavannes, et quelques mythologues entêtés comme M. Picou.

Est-ce M. Bin qui est aujourd’hui leur chef ? On serait presque tenté de le croire, à voir sa fécondité pleine d’assurance et ses procédés imperturbablement académiques. A coup sûr, s’il n’est pas le chef de l’école classique, il est un de ceux qui en gardent le mieux la tradition et dont elle a le moins à rougir. On ne saurait en effet reprocher à M. Bin de ne pas cultiver la grande peinture. La grandeur est précisément son fort ; nous voulons parler de ce genre de grandeur qui réside surtout dans les dimensions. Il se plaît aux peintures colossales, aux toiles prodigieuses et cependant à peine assez vastes pour contenir un ou deux personnages gigantesques, qu’il baptise au hasard de quelque nom pris dans Homère ou dans Eschyle. M. Bin n’est pas seulement un classique ; il appartient, pourrait-on dire, à l’école cyclopéenne. Il entrevoit le génie de la Grèce, le plus humain, le mieux équilibré, le mieux proportionné qui fut jamais, à travers les fantaisies monstrueuses de la mythologie indienne ou à travers les exagérations enfantines des contes de Perrault. Dans son naïf désir de faire grand, il se livre à des amplifications démesurées, obtenues le plus souvent par des moyens