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mais afin de mesurer aux diverses époques les forces relatives de chacun des élémens qui composaient et qui ont formé la France ?

Notre histoire ressemble à un grand drame où se meuvent seuls quatre puissans personnages, animant la scène de leurs luttes, l’échauffant de leurs passions et demeurant presque constamment fidèles à eux-mêmes. De la féodalité jusqu’à la révolution, l’unité des caractères est absolue. Royauté, clergé, noblesse et tiers-état eurent un rôle politique entièrement différent, mais qui, pour aucun d’eux, ne varia sensiblement d’un siècle à l’autre. Ce qui fait des états-généraux, si rarement convoqués, une des clés de l’histoire de France, c’est que les manifestations de ces quatre forces, plus ou moins visibles durant l’intervalle des sessions, apparaissent subitement au grand jour. Tout d’un coup elles se personnifient, s’avancent pour ainsi dire sur le devant de la scène et occupent le premier plan : il ne s’agit plus d’interpréter leur silence, de deviner leur pensée. Il suffit de les écouter, le personnage est vivant : il parle, réclame, se plaint et veut. Il n’est besoin que d’écrire. Je ne connais pas de phénomène plus saisissant que cette transformation de pensées abstraites et latentes en un langage précis et concret. On ne pourrait pas citer une période où la voix des trois ordres n’ait jeté sur les faits des lumières inattendues. Les doléances ont été en partie analysées, les discussions assez souvent rappelées, mais les élections, qui ont provoqué des recherches spéciales à un temps ou à une ville, n’ont pas été examinées dans leur suite historique. Pourtant l’intérêt est considérable : avec le choix des députés, le clergé, la noblesse et le tiers sortent de l’ombre et prennent une forme. Nous assistons en quelque sorte à la métamorphose elle-même ; la matière s’anime, et, si les premiers cahiers des villages étaient publiés, si les harangues prononcées dans les assemblées électorales étaient toutes découvertes, rien ne serait plus intéressant que de noter au passage les premiers éclats d’une voix si longtemps muette.

Les élections nous offrent aussi d’autres enseignemens. On a souvent répété et on croit trop généralement que l’ancienne France, divisée en trois ordres, a été à toutes les époques le théâtre d’une lutte intestine, acharnée et sans trêve ; un examen plus attentif nous montre en certains temps l’entente et l’union. On sent l’importance d’une telle certitude. Il suffit que l’accord ait existé pour assurer qu’il était possible. Or, cette paix entre les ordres, n’est-ce pas ce qui est le plus rare dans notre pays d’ardeur et de premier mouvement, n’est-ce pas, l’esprit de transaction, l’usage des concessions mutuelles, en-un mot le bon sens appliqué au gouvernement des sociétés, ce que le langage moderne nomme l’esprit politique ? Un des survivans de la grande école historique dont nous parlions