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contient ; on lui pardonne presque les paroles irritées où s’exhale sa douleur impuissante. Encore faut-il que son désespoir ne soit pas injuste : nous ne voyons pas pourquoi la société serait maudite à cause du suicide d’un jeune homme, ni ce que signifient ces promesses par lesquelles l’auteur s’engage à le venger dans ses vers d’un monde odieux.


III

Les Decennali ou poésies de dix ans sont du même temps que les Levia Gravia (1860-1870). L’auteur a partagé ses vers de cette époque en deux recueils, suivant qu’ils étaient plus ou moins osés, plus ou moins forgés et trempés pour le combat. Les Levia Gravia étaient relativement timides et ne sortaient guère du terrain philosophique ; les Decennali contiennent les hardiesses, les sorties, les coups de pistolet tirés pour forcer l’attention. La plus singulière de ces pièces, destinées à faire scandale, est une espèce d’hymne a Satana, car il y a cette progression dans les écrits du poète : après avoir chanté le saint sacrement, il a passé à Phébus Apollon, puis à Satan. Cette débauche intellectuelle parut pour la première fois en 1865 avec la date de 2618 de la fondation de Rome, sous le pseudonyme d’Enotrio Romano, qu’il a gardé depuis. Que signifie un hymne à Satan sous la plume d’un poète qui se range dans l’école de Leopardi, qui adopte son langage et ses formules, qui croit au néant ? Qu’il admette le hasard, la destinée, une force occulte menant toute chose, comme il voudra ; mais il n’y a pas de principe du mal sans un principe du bien, pas de Satan sans Dieu. Ce n’est pas tout : le Satan de M. Carducci est tout ce qui existe, la matière et l’esprit, la chair et la pensée, l’amour et la liberté. Il est dans les yeux de la femme et dans l’éclat vermeil du vin, dans les marbres et dans les toiles, dans les chœurs et dans les danses ; il est dans les vers de l’auteur, s’il faut l’en croire. À ce compte, Satan est tant de choses qu’il n’est plus si noir qu’on pensait. Il est vrai qu’il est l’ennemi des rois, des prêtres, du Dieu que ceux-ci prêchent, et en général de tous ceux avec qui le poète est brouillé. En revanche, ce Satan si multiple rappelle à la vie les grandes ombres des vieux Romains de Tite-Live ; il a inspiré les Wiclef, les Hus, les Savonarole, les Martin Luther, ces apôtres de la réformation, qui eussent été bien surpris de se voir glorifiés à titre d’agens de Satan, eux qui lui faisaient si bonne guerre. En un mot, cet hymne, qui a fait grand bruit, est une folie relevée de bel esprit ; c’est la confusion même jetée dans des strophes artistement travaillées. De certaines pages