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dire aujourd’hui de ceux qui désespèrent après 1860 ? Que penser par exemple du farouche accablement qui sert de conclusion à la canzone intitulée Congedo, « Adieu à la muse, » dans les Levia Gravia ? A l’exemple de Leopardi, l’auteur a voulu renouveler cette vieille forme savante de la poésie lyrique italienne. Dans ces larges strophes de douze, de quinze, de vingt vers, il faut que d’habiles repos soient ménagés : le plus souvent la canzone croise entre elles un certain nombre de rimes qui forcent l’oreille d’attendre longtemps avant d’être satisfaite. Cette complication magistrale explique la méprise bien naturelle d’Alfred de Musset, quand il s’imagina que les vers de Leopardi n’étaient pas rimés[1] ; elle trahit surtout l’apprêt mal caché dans les poésies de ce maître. Pour châtiées et parfaites qu’elles soient, un lecteur exercé ne peut s’y tromper ; mais enfin Leopardi mettait son âme dans ses strophes un peu artificielles, il ne s’était donné aucun rôle à soutenir. M. Carducci occupe un rang distingué parmi les successeurs du poète de Recanati, il le rappelle souvent par l’élégante concision du style ; mais pourquoi versifier si laborieusement son désespoir patriotique ? Il y a de belles parties dans cette canzone du Congedo quand il rappelle l’ancien et doux commerce avec la muse, surtout la comparaison du poète éloigné de ses sources familières et vivifiantes avec l’Arabe égaré dans le désert. On se demande pourtant ce que c’est que ce désespoir, quand on n’est pas, que nous sachions, le poète gobbo, bossu, dont les femmes se moquaient, dont les hommes parlaient avec une compassion douloureuse, l’écrivain disgracié de la nature qui fuyait le monde de peur d’y être ridicule, le fils de famille que l’on abandonnait à ses propres ressources, parce qu’il n’était pas bien pensant, l’être chétif et inspiré, vieux avant l’âge, qui avait tant de raisons de se plaindre de la nature et tant d’admirable éloquence à répandre dans ses plaintes, quand on ne vit pas enfin dans une patrie abaissée, asservie par l’étranger, et qui semble, pour vivre tranquille, s’accommoder de sa servitude.

Du jour où M. Carducci s’est montré, dans les Levia Gravia, sinon tel qu’il est, du moins tel qu’il voulait être, la littérature italienne a certainement compté un imitateur de plus de Leopardi. A dire vrai, la sombre philosophie de ce génie étrange ne pouvait que lui être personnelle ; on ne fait pas école avec la doctrine de l’ennui et du dégoût de la vie, on en répand tout au plus la contagion morale, qui ne saurait durer, ou qui dégénère bien vite en grimace. L’auteur des Levia Gravia, à trente-cinq ans de distance, se rapproche le plus qu’il peut, et sans le dire, du poète de Recanati. Il lui

  1. Poésies, Après une lecture.