Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 3.djvu/59

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

était de mourir avec le consolamentum encore pourvu de toute son énergie. Aussi voyait-on des malades qui l’avaient reçu refuser ensuite tout remède et tout secours pour être certains de s’endormir dans la pleine possession de l’Esprit-Saint. Autant on était assuré d’obtenir à cette condition la céleste béatitude, autant les âmes qui prétendaient s’en dispenser étaient infailliblement réprouvées, lors même qu’elles auraient passé leur vie dans les austérités et scrupuleusement observé toutes les ordonnances de l’église romaine. Celle-ci, pour les cathares, n’était qu’une institution démoniaque, idolâtrique, plus juive et païenne que chrétienne, et devait sa fondation aux ruses du mauvais esprit, toujours habile dans l’art de retenir les hommes sous son joug en donnant le change à leurs meilleures aspirations. Par conséquent ils rejetaient tous les moyens de salut que cette église offrait aux hommes, tels que la participation au corps réel de Jésus-Christ dans l’eucharistie, l’absolution du prêtre, les indulgences, l’intercession de Marie et des saints, le culte des images et des reliques, et c’est par là qu’après avoir rappelé sur tant de points les vieux manichéens les cathares s’unissaient dans la pratique aux disciples de Pierre de Bruis, de Henri, de Valdo, et devançaient les réformés du XVIe siècle.

D’autre part, ils opposaient à la hiérarchie catholique un épiscopat spécial. Les évêques et les diacres étaient choisis parmi les parfaits. Ils étaient ordinairement itinérans dans les limites de leur diocèse, enseignant et administrant le consolamentum. Ils y joignaient aussi des conseils médicaux pour le soulagement des malades. L’évêque marchait le plus souvent accompagné de deux diacres, qu’il appelait ses deux fils, l’aîné et le puiné, évidemment par imitation de la hiérarchie céleste. Les plus pieux s’agenouillaient devant eux comme devant des réceptacles de l’esprit divin. C’est ce qu’on appelait l’adoration, acte symbolique de l’affiliation à la secte et très curieusement recherché par les inquisiteurs.

On peut voir par cette esquisse comment plus tard il put se faire que les controversistes catholiques et protestans se méprirent, sans se tromper tout à fait, sur le vrai caractère de la société cathare. Les catholiques étaient certainement fondés à prétendre qu’il y avait dans tout cela de forts élémens de manichéisme. Nous y retrouvons en effet ce point de vue dualiste, cette captivité des âmes dans le monde visible, ces efforts du mauvais principe pour les retenir, ce corps fictif du Christ, cette double morale, d’un côté très austère, à l’usage des élus ou des parfaits, de l’autre plus accommodante pour les simples fidèles, cette communication du salut octroyée par les premiers, toutes choses qui distinguent aussi la religion de Mani. D’autre part, il serait injuste de méconnaître les différences très sensibles qui défendent de confondre les deux