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toujours raison. On peut en appeler des coteries et des partis à l’humanité ; mais de l’humanité à qui en appeler ? » M. Cousin oublie la conscience.

Par là il est entraîné à placer la grandeur la plus haute dans les conquêtes. « Quelles sont les plus grandes gloires ? En fait, ce sont celles des guerriers. Quels sont ceux qui ont laissé les plus grands noms parmi les hommes ?… Ceux qui ont gagné le plus de batailles. » Aussi toute victoire a-t-elle raison. « Il faut être du parti du vainqueur, car c’est toujours celui de la meilleure cause, celui de la civilisation et de l’humanité, celui du présent et de l’avenir, tandis que le parti du vaincu est toujours celui du passé. » M. Cousin « aime et honore assurément le dernier des Brutus ; mais Brutus représentait l’esprit ancien, et l’esprit nouveau était du côté de César. » Toute démocratie, à en croire M. Cousin, « veut, pour durer, un maître qui la gouverne ; la démocratie romaine prit le plus magnanime et le plus sage dans la personne de César. » — Telles sont les théories rapportées d’Allemagne qu’applaudissait en 1828 un immense auditoire. Les Allemands célébraient en prose et en vers cette conquête de la France par leur philosophie, et Moriz Veit disait dans un hymne à Hegel : « Lumière, lumière ! le Franc s’extasie quand tu t’approches, toi et tes pensées. Autour de toi se rassemble le meilleur et le plus noble peuple de l’Occident. »

Trente ans plus tard, M. Cousin regrettait les paroles qu’il avait prononcées, et de sa propre main il en avait effacé une partie dans ses livres. Il put les retrouver commentées et appliquées dans une Vie de César écrite par le césar d’alors. Là aussi était soutenue cette doctrine hégélienne du droit des grands hommes, du droit des hommes providentiels. « Mon but, disait l’auteur, est de prouver que, lorsque la Providence suscite des hommes tels que César, Charlemagne, Napoléon, c’est pour tracer aux peuples la voie qu’ils doivent suivre, marquer du sceau de leur génie une ère nouvelle et accomplir en plusieurs années le travail de plusieurs siècles. Heureux les peuples qui les comprennent et qui les suivent ! Malheur à ceux qui les méconnaissent et qui les combattent ! Ils font comme les Juifs, ils crucifient leur messie ; ils sont aveugles et coupables. » Tel fut César selon le disciple français de Mommsen. « La société romaine en dissolution demandait un maître, l’Italie opprimée sous le joug un sauveur. » Une grande cause se dressait derrière César, le poussait en avant, « et l’obligeait à vaincre en dépit de la légalité, des imprécations de ses adversaires, et du jugement incertain de la postérité. » C’est ainsi que la doctrine allemande, professée en France par le philosophe, était adoptée par l’homme d’état.

On sait de quelle manière cette théorie nous est revenue