Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 3.djvu/549

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Entre l’hypothèse de la liberté et celle de la nécessité, entre la possibilité d’un règne du droit et la domination universelle de la force, entre l’espérance du progrès et le pessimisme absolu, entre l’intelligibilité de l’existence et sa « bêtise absolue, » c’est à chacun de choisir. Dans ce choix réside la moralité même. Chacun résout pour son propre compte ce dilemme auquel tous les autres viennent se réduire : agir comme si la justice n’était qu’un mot, ou comme si elle était la seule réalité.


V

Le droit du plus fort a pour corollaire naturel le droit du plus habile et du plus intelligent. Qu’est-ce qu’une intelligence supérieure quand on fait systématiquement abstraction de la moralité ? Ce n’est plus qu’une manifestation supérieure de la force. Il y a dans le cerveau d’un homme de génie de quoi mettre en mouvement des millions d’hommes, et aucune puissance matérielle n’est comparable à cette puissance intellectuelle. Les difficultés inhérentes au droit de la force ne feront que se résumer, sous une forme plus frappante, dans la théorie allemande des droits du génie. Les nations et les races, avec les idées qu’elles représentent, se personnifient chez les grands hommes qui, par une loi providentielle selon les uns, par une sélection naturelle selon les autres, s’élèvent au-dessus de l’humanité. Dans cette application particulière de la doctrine fataliste, ne retrouverons-nous pas le même mysticisme au début, le même matérialisme à la fin ?

Que des politiques habiles s’autorisent publiquement de leur prétendue « mission providentielle » pour cacher des projets tout humains, il n’y a rien là d’étonnant ; c’est un argument toujours ancien, toujours nouveau, auquel les peuples se laissent encore prendre, auquel l’ambition ne semble pas près de renoncer. Notre société se voit menacée de périr par l’abondance des « sauveurs, » comme cet empereur romain qui disait : « Je meurs par l’abondance des médecins. » Malheureusement il s’est trouvé des philosophes pour faire l’apothéose des ambitieux qui réussissent[1]. Cette théorie, passant et repassant d’Allemagne en France, de France en Allemagne, a déjà eu d’étranges destinées. Il suffit presque, pour l’apprécier, d’en faire l’histoire et de la suivre en ses voyages : nous la verrons se contredire elle-même dans la pratique.

Selon Hegel, le grand homme, étant le symbole de l’idée, « le droit avec la force : « il peut donc considérer tout l’être humain

  1. Voyez sur ce sujet Fr. Herrenschneider, les Principes, les partis, les Napoléons ; — Foucher de Careil, Hegel et Schopenhauer ; — Ch. Renouvier, quatrième Essai de critique générale, et Année philosophique.