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cesse, la doctrine qui fait de la force son unique objet propose finalement comme but à la civilisation la barbarie, à la conscience l’inconscient, à toute existence le néant. Pour se résigner à ces conclusions, au moins faudrait-il être sûr du point de départ ; or quel est le principe de toute cette théorie ? Est-il évident, est-il démontré ? — Ce principe, c’est que l’idée du droit est sans objet parce que tout se réduit à des forces nécessaires et que la liberté morale, seule chose inviolable et absolument respectable, n’existe nulle part. Or, comme l’a dit Kant, en admettant qu’on n’ait jamais démontré logiquement que nous sommes libres, il est encore plus vrai qu’on n’a jamais démontré que nous ne le sommes pas. Le système tout entier n’est donc en son ensemble qu’une vaste hypothèse ; nous l’avons vue se dérouler dans la série de ses conséquences et nous la voyons maintenant se rattacher à deux principes essentiellement problématiques : négation de la liberté morale, négation du droit inhérent à cette liberté. Ajoutons une troisième hypothèse inséparable des précédentes : négation de toute moralité proprement dite. Sans doute nos voisins d’outre-Rhin parlent beaucoup de l’immoralité française : ils ont même voulu nous persuader qu’ils nous conquéraient pour nous moraliser ; mais ceux qui ont plus de clarté dans la pensée ou de sincérité dans la parole disent avec Schopenhauer et M. de Hartmann que le devoir, l’obligation et même « l’impératif catégorique » du Vater Kant sont des contes théologiques bons pour les enfans et pour les nourrices. Cette franchise vaut mieux que l’hypocrisie des soi-disant mystiques, et à ceux-ci on pourrait dire : Avant de prétendre nous moraliser, commencez par admettre l’existence de la moralité même, ou, si la destruction de toute moralité est le fond de votre pensée, n’essayez pas de cacher « sous le pieux manteau de Tartufe votre armure de fer. »

La négation de la moralité n’est pas seulement une conséquence du système fataliste : elle en est le principe même, et elle fait tout ensemble sa force et sa faiblesse, — sa force, car quelle réfutation logique peut atteindre celui qui se retranche dans un scepticisme moral absolu, qui reconnaît d’avance qu’un crime heureux n’est plus un crime, que la distinction du bien et du mal se réduit à la distinction du succès et de l’échec, en un mot qu’il suffit d’être le plus fort pour avoir raison, et de bien calculer pour être le plus fort ? La logique pure, en présence d’un tel système, est aussi impuissante à démontrer la moralité qu’à démontrer en face d’autres systèmes l’existence du monde extérieur. Prouvez que la nature existe, vous ne le pourrez pas : vous pouvez seulement agir comme si elle existait ; prouvez que la moralité existe, vous ne le pourrez pas davantage : vous pouvez seulement agir comme si elle existait.