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l’atteindre ni par la pensée ni par l’action, car l’histoire n’est jamais finie, et il n’y a point de dernier triomphe. Des armemens croissans, un militarisme universel, un perpétuel retour à l’état de guerre primitif, une paix non moins inquiète que la guerre même, un système formidable de force armée, l’absorption de toute la richesse publique dans des moyens de défense que la science remplacerait par d’autres à mesure qu’elle les aurait inventés, — voilà l’idéal prussien dont on veut faire l’idéal humain. Est-ce l’avenir ou le passé ?

Rien de surprenant que ces sombres perspectives inspirent à la philosophie allemande la plus récente un pessimisme absolu. Le pessimisme est la conclusion naturelle du système de la force, et peut-être aussi son principe caché ; car ce système commence par nier la valeur morale de l’homme, ce qui est la misanthropie par excellence. S’il faut en croire Schopenhauer et M. de Hartmann, l’humanité a marché d’illusion en illusion, et la dernière de ses illusions est déjà réfutée : c’est l’espoir du progrès. Nous allons sans doute, dit M. de Hartmann, à la république universelle, à l’organisation du travail, à la diffusion des lumières, au règne de la science ; mais que nous sommes loin d’aller au bonheur ! L’accroissement de la population trouvera toujours sa limite dans l’accroissement des subsistances, et la misère durera toujours. La science acquerra une conscience croissante de ses limites, et l’ignorance durera toujours. L’immoralité, ou ce qu’on appelle de ce nom et qui n’est que l’inévitable égoïsme, se disséminera en se transformant, mais elle durera toujours. A notre époque, ajoute M. de Hartmann, les chemins sont plus sûrs qu’autrefois, mais l’expérience nous oblige « à tenir notre frère allemand pour un fripon jusqu’à ce qu’il ait établi son honorabilité par les preuves les plus rigoureuses, » Enfin, quand même les souffrances diminueraient matériellement, le progrès des lumières ne ferait que rendre ces souffrances plus sensibles. Tel est en effet le seul progrès qui ne soit pas illusoire : il consiste dans la conscience croissante que l’existence est un mal ; c’est le progrès du pessimisme même. Quand l’humanité entière aura enfin acquis cette claire conscience, alors, par un acte de volonté unanime, elle s’anéantira elle-même ; du même coup, elle anéantira le monde, elle anéantira Dieu. Tel sera, selon M. de Hartmann, le dénoûment de la tragédie universelle.

C’est en effet l’unique dénoûment qui conviendrait à une société convaincue que la force est tout et que le droit n’est rien. Ce qu’un monde sans droit aurait de mieux à faire, ce serait de tourner sa force contre lui-même et de s’anéantir. Au moins en cet instant qui séparerait l’universelle vie de l’universelle mort, la justice aurait existé.

Ainsi, après ces diverses évolutions, montant et retombant sans